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L'invention du spinozisme dans la France du XVIIIe siècle
Que peut donc vouloir dire " être spinoziste " dans la France des Lumières ? Les catégories traditionnelles de l'histoire des idées me semblent largement incapables de répondre à cette question. Le modèle qui leur est sous-jacent reste celui de l'influence : un auteur du XVIIIe aurait lu les textes de Spinoza, il aurait adhéré au système (ou à tel ou tel de ses aspects définitoires), et nous pourrions aujourd'hui " reconnaître " dans telle ou telle citation une trace de cette adhérence, sous la forme d'échos répétant à quelques décennies de distance une idée " originellement " formulée par le philosophe hollandais. En posant la question en terme d'influence, on est donc amené à privilégier les contacts directs, les rapports de continuité, les citations et les références explicites, les accords de principes, les convergences conscientes - tout cela à l'intérieur d'un cadre théorique implicite qui oppose "l'originalité" de la source influençante à "l'imitation" de la part l'auteur influencé
Le réseau comme résonance : présence ambiguë du spinozisme dans l'espace intellectuel des Lumières
L'article qui suit propose une réflexion, assez abstraite, sur le mode d'existence assignable à un courant de pensée. Si le " spinozisme " partage avec le " cartésianisme " ou le " rousseauisme " l'implication que quelque chose unit et rassemble un certain nombre de penseurs autour d'un certain nombre de principes communs, les particularités de sa diffusion nous forcent toutefois à affronter des problèmes théoriques que l'histoire d'autres " -ismes " laisse généralement dans l'ombre. Quelle est exactement la nature de cette " chose qui unit et rassemble " ceux que l'histoire de la pensée tente de grouper sous de telles étiquettes ? On ira chercher du côté de philosophes ultérieurs (Gabriel Tarde et Gilbert Simondon) quelques outils conceptuels qui nous permettront d'éclairer rétrospectivement une nouvelle conscience de la vie intellectuelle - dans sa dimension fondamentalement collective, ou plus précisément " transindividuelle " - qui se met en place dans les modélisations de la pensée proposées par l'époque des Lumières. En distinguant entre " écoles " et " mouvements ", en s'efforçant d'imaginer le réseau à partir de la notion de résonance, on essaiera de caractériser ce qui a pu constituer l'une des spécificités du milieu intellectuel des Lumières dans le développement à long terme de quelque chose ressemblant à un espace public
Une machine utopique à tordre le droit : justice, spectacle, métissage et ironie dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse
Les scènes de réveil sous le gibet constituent sans doute l'élément narratif le plus frappant et le plus connu du Manuscrit trouvé à Saragosse. On en retient généralement la dimension fantastique (lieu de contact entre le monde des morts et celui des vivants), une esthétique de l'horreur (les cadavres en décomposition), des résonances psychanalytiques (la petite mort sur laquelle débouche l'étreinte sexuelle) ou encore des fonctions narratologiques (la répétition obsédante de la même scène avec substitution de personnages différents). J'aimerais en observer ici un aspect moins souvent relevé, qui inscrit ces scènes sur le plan d'une réflexion sur la justice et le droit qui traversera tout le roman : le gibet des frères de Zoto apparaît en effet et (aussi) comme un tréteau sur lequel est exhibée une sanction légale, portée par une institution juridique, qui condamne à mort des individus jugés comme criminels au regard d'une certaine conception du droit et de la justice. Qu'est-ce que le Manuscrit, au fil de ses tours et de ses détours multiples, nous invite à penser du droit, de la loi, de la norme morale et de la justice ? Voilà un questionnement qui mériterait sans doute un livre à lui tout seul, dont je me contenterai, dans les pages qui suivent, d'esquisser quelques pistes qui ne pourront être, au mieux, que suggestives. Je commencerai par recenser sommairement quelques-uns des épisodes du roman touchant directement à l'imaginaire du droit et à la problématisation de la justice, avant de proposer une interprétation plus globale de l'attitude éthique générale que le Manuscrit tend à induire chez son lecteur
Indiscipline littéraire et textes possibles entre présomption et sollicitude
Loin de constituer une rupture envers les pratiques traditionnelles de la critique littéraire, l'exploration des textes possibles permet de saisir ce qui fait le plus précieux de l'interprétation littéraire : l'investigation d'une réalité virtuelle que nous avons la responsabilité d'aider à faire advenir. On esquisse ici un argumentaire en 10 thèses qui s'inspirent de l'ontologie de Gilbert Simondon et d'Étienne Souriau, ainsi que de la réflexion anthropologique d'Eduardo Viveiros de Castro, pour suggérer que la présomption apparemment scandaleuse dont fait preuve la pratique des textes possibles relève d'une sollicitude pour un virtuel que l'indiscipline littéraire permet de cultiver en ouvrant des espaces d'équivocité
Subjectivations computationnelles à l’erre numérique
International audiencePour le meilleur comme pour le pire, nos divers appareillages numériques s'entremêlent de façon toujours plus complexe et toujours plus intime dans les replis de nos subjectivités. C'est une banalité de dire qu'ils induisent de nouvelles façons de s'orienter dans un monde désormais truffé de senseurs (capteurs, caméras, puces RFID, satellites). Chacun de nos plus petits gestes (cliquer, zapper, sourire, cligner des yeux, sortir d'une autoroute) produit désormais des traces instantanées, inscrite dans les flux de big data dont des machines de computation tirent des ajustements en temps réels. Une inimaginable puissance de recombinaison envahit ainsi des sphères jusque-là protégées de nos modes de collaboration, de nos pensées et de nos désirs. Un « inconscient technologique » structure en sous-main les grammaires de nos échanges quotidiens, sans que nous nous intéressions assez aux boîtes noires d'où émanent les si brillantes lumières du monde numérique. Cette majeure essaie justement d'y voir un peu plus clair. Comment subjectivation et computation riment-elles désormais si souvent ensemble
Le style comme filtre. Économie de l'attention et goûts philosophiques
International audienceLes phénomènes de style, loin de relever de la simple " ornementation ", sont à situer au coeur même de ce qui oriente et dirige nos évolutions sociétales. Voilà ce que suggèrent, dans des " styles " de parole très différents, deux publications récentes, qui n'ont rien en commun quant à leurs origine, leurs supports, leurs présupposés ou leurs visées - sauf de permettre, prises dos à dos, d'esquisser les deux faces complémentaires d'une même puissance des phénomènes stylistiques. Richard A. Lanham, professeur émérite de littérature à l'Université de Californie à Los Angeles, a non seulement publié divers ouvrages (savants ou pratiques) sur la stylistique anglaise, mais il a aussi mis à profit son expertise de rhétoricien comme consultant dans le cadre de procès hollywoodiens touchant à des questions de propriété intellectuelle. Le site de son entreprise de consultance, Rhetorica Inc, explique (au stylisticien en attente de poste universitaire) comment se faire payer (royalement) pour visionner (trois fois) des séries complètes de shows télévisés, pour comparer (de près) des ouvrages sur l'orgasme féminin et sur les pratiques sexuelles en groupe - afin d'expertiser qui a plagié quelle idée, quel argumentaire, quelle description, quelle tournure de phrase, quel tic de langage, quel mot, à qui, et en quelles proportions
Populism and the Empowering Circulation of Myths
International audienceYves Citton, author of Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche (2010), analyses the various affective levels that motivate sociopolitical movements and argues that they should not only be recognized but also taken seriously. Against that background it becomes possible to understand current populist developments more clearly, and even to learn from them. By creating new myths that are emancipatory, we can steer the future of our society in a better direction
L'idiotie amoureuse : tressage du récit et passion des fantômes dans les Lettres de la Marquise
International audienceCrébillon pourra laisser au lecteur contemporain une impression de frustration. Le problème n'est pas seulement que rien ne se passe dans le cours de ce récit languissant : on a pris l'habitude, depuis Flaubert, de valoriser les " romans sur rien ". La lassitude tient plutôt à ce que tous les affres au travers desquels passe la Marquise amoureuse nous semblent prédictibles - écrits à l'avance, déjà vus, déjà lus. Son refus initial de l'amour est voué d'emblée à céder à l'attrait du désir ; son bonheur éphémère n'a aucune chance de résister à ses prédictions de malheur ; sa complaisance à se rouler dans la fange des affects tristes paraît être la seule cause de l'échec d'une relation qui, sans cela, pourrait être parfaitement heureuse - elle aime le Comte, le Comte l'aime : où est le problème ? Cette première impression de supériorité et de mépris que peut éprouver le lecteur contemporain envers l'idiotie de cette pauvre Marquise pourra certes céder le pas à une certaine admiration envers l'élégance et la virtuosité scripturaire avec laquelle le jeune auteur de 25 ans met en scène les tâtonnements aveugles de son héroïne. À elles seules, toutefois, les analyses purement techniques du savoir-faire scriptural tuent la littérature, plus qu'elles ne la révèlent. La force d'un texte littéraire tient à ce qu'il nous parle, à nous aujourd'hui, de ce qui nous touche, nous, aujourd'hui. En quoi cet interminable et ridicule ressassement d'une bouillie sentimentale obsolète peut-il nous toucher ? Comment lire les Lettres de la Marquise pour goûter ce ressassement, et pour en dégager des intuitions qui nous aident à vivre ? C'est une réponse possible à ces deux questions que vont tenter d'esquisser les pages qui suivent
Spectres of Multiplicity. 18th-Century Literature Revisited from the Outside in
From the age of Louis XIV to the Jacobin Revolution, the French eighteenth century is often portrayed as dreaming an enduring dream of unity. A great deal of administrative and intellectual energy was spent in attempting to unify the territory under one king, the people under one law, the beliefs under one God, the artists under one academy, the warring European nations under one scheme of perpetual peace, the branches of knowledge under one encyclopaedic tree, the erring variety of customs and superstitions under one ideal of universal rationality, and the annoying diversity of idioms (regional or national) under one standardized and unifying language - the Parisian French spoken at the Court, regulated by the official Academy, and blessed by the one King (anointed by true God). What was a mere fantasy in 1700 appeared to have become a historical reality by the end of the century: in a global survey which anticipates (in a euphoric mode) our current anxieties about cultural homogenization among world cultures, Louis-Antoine Caraccioli explained in L'Europe française ou Paris modèle des nations (French Europe or Paris as a model of nations, 1776) that everyone in Europe ate, drank, dressed, spoke, read, socialized, and thought in the same (French) fashion. Nicolas Baudeau, one of the early Economists who, also in the 1770s, claimed the universal and "natural" validity of free-market mechanisms, demonstrated to a young aristocratic lady that, looking no further than her lunch table, she could find the obvious proof of an already-globalized world-market, which satisfied her daily needs (and whims) by bringing her wheat from Poland, porcelain from China, spoons made from Peruvian iron, and sugar cultivated in Haiti by slaves dragged out of Africa. By the time Napoleon conquered most of continental Europe and divided it into quasi-French departments, the "Grand Design" of political unification dreamt by Henry IV and his minister Sully (revived by the Abbé de Saint-Pierre around 1713, and revisited by Rousseau in the 1750s) briefly appeared on the verge of a lasting triumph
Gémir en silence. Puissance des engagements hétérogènes d'André Chénier
On pourrait diviser les critiques littéraires en deux tribus. Il y aurait d'un côté ceux, largement majoritaires, qui valident les interprétations à partir d'un postulat de cohérence projeté sur le texte qu'ils analysent. Quoiqu'ils ne s'embarrassent généralement guère d'une lourde artillerie théorique pour défendre un point de vue semblant relever de la simple évidence, ils peuvent s'appuyer sur les autorités les plus respectables pour justifier un tel postulat : Umberto Eco, dans Les Limites de l'interprétation, distingue ce qui mérite d'être appelé une " interprétation " de ce qui n'est qu'une " utilisation " (anormée) d'un texte par le fait que la première s'astreint à " chercher dans le texte ce qu'il dit en référence à sa propre cohérence contextuelle " ; il précise ce point en s'appuyant sur saint Augustin lorsque celui-ci " affirme qu'une interprétation paraissant plausible à un moment donné du texte ne sera acceptée que si elle est confirmée - ou du moins si elle n'est pas remise en question - par un autre point du texte ". La cohérence ainsi obtenue (à la fois entre le texte et son interprétation et à l'intérieur du texte lui-même) définit ce qu'Eco propose d'appeler l'intentio operis (par opposition à l'intentio auctoris et à l'intentio lectoris) . Antoine Compagnon, au cours des développements qu'il consacre à la mort (et à la renaissance) de l'auteur dans Le Démon de la théorie, en arrive lui aussi à faire de la cohérence textuelle " un présupposé fondamental des études littéraires ", ce qui lui permet de restituer dans ses droits l'intentionalité autoriale que remettait en question la tendance la plus radicale du (post-)structuralisme : " Le fait de considérer que les diverses parties d'un texte (vers, phrases, etc.) font un tout présuppose que le texte représente une action intentionnelle " (par opposition à la suite de lettres produite par " un singe dactylographe " ou " une machine aléatoire ")
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