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Introduction: Mots de Chine, ruptures, persistances, Ă©mergences
Mots de Chine ... ou maux de Chine ? nous a-t-on parfois demandĂ© avec une feinte candeur, tant il est vrai que lâactualitĂ© en provenance de ce pays nâincite guĂšre Ă lâoptimisme. Devant le retour de formes dâun autoritarisme extrĂȘme que lâon avait espĂ©rĂ©es en dĂ©clin, lâune des questions que se posent de maniĂšre rĂ©currente les sinologues est de savoir ce qui, dans lâhistoire de cet immense empire, a pu conduire au prĂ©sent parfois terriblement inquiĂ©tant qui se laisse entrevoir au travers du rideau de la censure. Nul mieux que Pierre-Ătienne Will nâa su formuler cette interrogation :« Par quelles voies, la Chine du XXe siĂšcle, sa sociĂ©tĂ© et son systĂšme politique â ou leurs avatars successifs, au fil des rĂ©volutions et des crises â se connectent-ils avec le passĂ© impĂ©rial officiellement enterrĂ© au dĂ©but de 1912 ? Ou sây connectent-ils seulement, dâune maniĂšre significative, explicative, indispensable ? » (Kuhn, 1999 : 11)Lâhistorienne australienne Helen Dunstan (1996 : 79-81) remarquait il y a une vingtaine dâannĂ©es que sâil Ă©tait assez courant chez les intellectuels chinois de souligner la pesanteur de lâhĂ©ritage « autocratique » ou « fĂ©odal » de lâEmpire, ou dâincriminer une sorte de fatalitĂ© culturelle, ce point de vue Ă©tait rarement partagĂ© par les sinologues occidentaux, ceux-ci incluant un nombre croissant de chercheurs dâorigine chinoise Ă©tablis dans les universitĂ©s dâEurope et des Ătats Unis. De nos jours, câest plutĂŽt la tendance inverse qui sâexprime dans les cĂ©nacles officiels du continent, avec la montĂ©e en puissance dâun nationalisme culturel enclin Ă trouver dans une histoire laborieusement rĂ©Ă©crite la clĂ© des succĂšs rencontrĂ©s sur la scĂšne mondiale, une position thĂ©orique qui suscite le mĂȘme scepticisme dans le monde acadĂ©mique occidental. Pour tenter de comprendre ces dĂ©bats lourdement lestĂ©s dâidĂ©ologie, il peut devenir indispensable de se poser la question de lâhĂ©ritage chinois, de son refus, total ou partiel, et du refus de ce refus, ce qui implique de sâinterroger sur les ruptures, les persistances et les Ă©mergences dont peuvent de nos jours se repĂ©rer les traces.Cet ouvrage est le fruit dâune rĂ©flexion collective menĂ©e Ă partir dâun colloque interdisciplinaire qui sâest tenu en 2016 Ă lâuniversitĂ© libre de Bruxelles. Lâinspiration nous en avait Ă©tĂ© donnĂ©e par lâessai de Yu Hua äœć intitulĂ© La Chine en dix mots (Shige cihui li de Zhongguo ćäžȘèŻæ±éçäžćœ) , un texte qui proposait une lecture trĂšs personnelle de lâhistoire sociale et culturelle de la Chine populaire Ă partir de mots constituant autant de clĂ©s donnant accĂšs Ă des pans de la sociĂ©tĂ© dont Ă©tait issu cet auteur, nĂ© en 1960 . Yu Hua sâinscrivait, peut-ĂȘtre inconsciemment, dans une tradition ancienne de lâessai construit Ă partir de mots-clĂ©s , mais son approche nâest pas celle dâun lexicographe, ni dâun philosophe, c'est celle dâun romancier et dâun individu tĂ©moin, partie prenante mĂȘme, dâune histoire tumultueuse qui va de la RĂ©volution culturelle (1966-1976) aux Jeux olympiques de PĂ©kin (2008), en passant par les rĂ©formes Ă©conomiques des annĂ©es 1980 et le massacre de Tianâanmen perpĂ©trĂ© en 1989. Les auteurs rassemblĂ©s dans ce volume sâinscrivent dans diffĂ©rents champs disciplinaires allant de lâanthropologie Ă la science politique, en passant par les Ă©tudes littĂ©raires et cinĂ©matographiques, la sociologie et lâhistoire. Des convergences sont apparues, mais aussi des divergences fĂ©condes : certains ont pris « leur mot » essentiellement pour ce quâil rĂ©vĂšle dâune facette de la sociĂ©tĂ© chinoise , ou pour Ă©voquer une trajectoire personnelle, restant plus fidĂšles en cela Ă la dĂ©marche de Yu Hua. Dâautres ont montrĂ© davantage dâintĂ©rĂȘt pour une approche linguistique ou textuelle et se sont attachĂ©s Ă suivre le cheminement parfois capricieux dâun mot, que ce soit Ă partir du lexique chinois, ou du lexique occidental, sans nĂ©gliger pour autant le contexte sociologique de lâobjet Ă©tudiĂ©. Enfin, lâambiguĂŻtĂ© propre Ă la notion de modernitĂ©, qui est au cĆur de la rĂ©flexion de plusieurs auteurs, et plus particuliĂšrement de Florent Villard, sâest traduite par des choix variĂ©s dans lâĂ©tendue des pĂ©riodes analysĂ©es. Certains ont fait dĂ©buter leur enquĂȘte au moment oĂč la guerre de lâOpium (1839-1842) inaugurait pour la Chine la pĂ©riode des temps modernes. Dâautres se sont focalisĂ©s sur le prĂ©sent proche. Dâautres encore se sont inscrits dans une plus longue durĂ©e, ceci afin de mettre en Ă©vidence les bouleversements provoquĂ©s par la sortie du rĂ©gime impĂ©rial, mais aussi de repĂ©rer les continuitĂ©s souterraines