Étant donné la présence de spins nucléaires indiscernables dans la molécule d'eau, celle-ci est forcée d'exister sous deux formes différentes appelées isomères de spin. Ces isomères de spin, auxquels on réfère en tant que ortho et para, sont des états complètement distincts, ce qui fait que le passage d'un isomère à l'autre est formellement interdit par l'Hamiltonien moléculaire à l'ordre zéro. Ce phénomène d'isomérie de spin existe en réalité dans une vaste gamme de molécules qui possèdent des spins nucléaires identiques: H2, NH3, CH4, etc., et la conversion entre les différents états de spins de ces molécules, bien qu'elle soit en théorie interdite, est un phénomène observé expérimentalement. Encore aujourd'hui, cette conversion demeure énigmatique pour les scientifiques puisque la caractérisation des mécanismes est difficile d'un point de vue pratique. De plus, le concept d'isomère de spin, bien qu'il soit facile à définir en phase gazeuse, ne peut pas se transposer facilement aux phases condensées où l'échange chimique entre les molécules est rapide, par exemple dans l'eau liquide et la glace. En dépit de l'impossibilité d'appliquer ce concept à la glace, la communauté d'astrophysique continue d'utiliser la température de spin mesurée spectroscopiquement dans la chevelure des comètes pour extrapoler les conditions présentes au cœur où à la surface de ces comètes. Il apparait clair que la littérature sur le sujet est incomplète et que de nombreuses expériences doivent être menées en laboratoire pour fournir des réponses aux questions en suspend.
Le premier volet de cette thèse est consacré à la description d'un nouvel appareil de séparation des isomères de spins de l'eau qui met à profit un effet de déflexion magnétique qui agit sur les spins nucléaires de la molécule d'eau. Grâce à une lentille magnétique à géométrie hexapolaire, l'état de spin ms=+1 de la molécule d'eau ortho (o-H2O), une fois en phase gazeuse dans un faisceau moléculaire, peut être focalisé afin d'augmenter sa concentration dans le jet.
Cette technique donne accès à des enrichissements en isomère de spin o-H2O jusqu'ici inégalés et ouvre la porte à un éventail d'expériences de corrélation quantique qui permettront de mieux comprendre le comportement des isomères de spin de l'eau lors de réactions chimiques, de processus d'adsorption/désorption sur une surface où lors de la condensation à l'état solide. La conception, la construction, la fabrication et la caractérisation de ce nouvel appareil sont décrites dans cette thèse en plus des résultats expérimentaux préliminaires qui y sont présentés.
La spectroscopie REMPI (2+1) (anglais: Resonance-enhanced multiphoton ionization traduction: ionisation résonante multiphotonique) couplé à une technique de spectrométrie de masse à temps de vol (TOF-MS) est utilisée pour accéder à une caractérisation des états rovibroniques de la molécule d'eau directement dans la phase gaz. La REMPI-TOF-MS permet donc de mesurer directement le ratio entre les molécules ortho et para dans la phase gaz, que ce soit directement dans un faisceau moléculaire, ou encore après l'adsorption/désorption des molécules sur une surface. Les principes fondamentaux de la spectroscopie REMPI ainsi que son application pour la caractérisation des isomères de spin de l'eau sont discutés dans cette thèse.
Dans le cadre des expériences réalisées avec ce nouvel appareil, un faisceau moléculaire d'eau dilué à 10% dans l'argon a été généré par une expansion supersonique et focalisé avec la lentille magnétique. En sélectionnant la portion d'intérêt du faisceau, un OPR supérieur à 15 (94% o-H2O) a pu être mesuré dans un faisceau avec une température rotationnelle estimée à 41±5K. Les simulations de trajectoires réalisées par ordinateur ont permis d'obtenir un excellent accord avec les données expérimentales obtenues, suggérant un OPR réel beaucoup plus élevé dans le jet moléculaire. La faible quantité de p-H2O demeurant dans le faisceau est difficile à quantifier, ce qui ne permet pas de rapporter avec certitude une valeur d'OPR exacte.
Le deuxième volet de cette thèse est quant à lui consacré à la technique d'isolation en matrice de gaz rare. Jusqu'à aujourd'hui, cette technique reste la seule permettant de conserver des distributions hors-équilibre d'isomères de spins de l'eau sur des échelles de temps de l'ordre de l'heure. Pour espérer faire des expériences intéressantes avec le faisceau moléculaire enrichi en o-H2O, il est important de pouvoir les conserver en laboratoire. Plus spécifiquement, une étude de confinement en matrice de gaz rare sur les isotopologues de l'eau (H216O, H217O et H218O) à basse température a été réalisée. L'interconversion des isomères de spin dans ce type de système est observée depuis longtemps déjà, mais l'interprétation physique exacte derrière ce phénomène demeure encore aujourd'hui une question ouverte.
La présente étude apporte des données expérimentales sans précédent dans la littérature pour la conversion des isomères de spins de H2O à basse température dans une matrice d'argon. La dépendance des taux de conversion avec la température a été étudiée et deux régimes de conversion différents sont mis en évidence. D'abord, un régime à basse température où la conversion ortho à para procède indépendamment de la température, signe d'un phénomène non activé thermiquement et où la conversion para à ortho procède avec une barrière d'activation apparente de 23±1 cm-1. Cette barrière correspond en réalité à la différence d'énergie entre le premier niveau rotationnel para (000) et le premier niveau rotationnel ortho (101). Ensuite, un régime à haute température où les conversions ortho à para et para à ortho procèdent respectivement avec des barrières d'activation apparentes de 47±3 cm-1 et de 65±3 cm-1. Ces barrières peuvent aussi être reliées à des niveaux d'énergies rotationnels de la molécule d'eau en matrice (les états para 202 et ortho 212, ce qui permet d'identifier par le biais de quels états la conversion des isomères de spins peut avoir lieu.
Les données obtenues mettent aussi en évidence le couplage entre la rotation et la translation de la molécule d'eau dans le site de confinement (appelé couplage RTC pour : rotational-translational coupling) dont le premier niveau d'énergie se situe approximativement à 68 cm-1