Depuis plusieurs années, la question de la relève constitue un sujet d’inquiétude dans de nombreux secteurs d’activité où œuvrent de petites et moyennes entreprises. Le milieu du livre est particulièrement touché par ce problème, alors que près de la moitié des propriétaires de maisons d’édition prévoient prendre leur retraite au cours des dix prochaines années. Or, la question est d’autant plus délicate que la plupart des maisons d’édition fonctionnent avec des ressources limitées et sont dirigées par un individu, l’éditeur, qui cumule la direction de l’entreprise et le contrôle du capital, en plus d’incarner, à la fois, la valeur économique et symbolique de l’entreprise. Même si cette question de la relève dans le milieu éditorial se pose avec autant d’actualité, elle n’a pas encore fait l’objet de travaux spécifiques.
Le premier chapitre aborde plusieurs notions théoriques qui nous ont permis de distinguer la nature de ce qui est transmis (ou non) des modalités de la transmission qui sont différentes d’un cas à l’autre. Un arrimage inédit entre concepts managériaux et sociologiques permet de démontrer que le processus de transmission d’une maison d’édition est d’autant plus complexe qu’il est motivé par des enjeux propres aux entreprises œuvrant dans l’économie des biens symboliques. La transmission n’est pas seulement une question de processus, abondamment étudiée par la littérature managériale, mais aussi de stratégies, d’enjeux et d’intérêts spécifiques en fonction des capitaux détenus par les individus impliqués dans des rapports de forces et des luttes pour la légitimité et la reconnaissance. Le deuxième chapitre retrace l’histoire des maisons d’édition au Québec qui ont fait l’objet d’une transmission. Il faut attendre les années 1960 pour que la troisième génération d’éditeurs bénéficie de conditions propices à la transmission grâce à la professionnalisation du métier, au développement de moyens de production et de diffusion, à la croissance d’un lectorat et à la multiplication d’instances de diffusion, de légitimation et de consécration.
La seconde partie de la thèse (chapitres 3 à 5) présente l’étude des trois maisons d’édition de littérature générale fondées entre 1960 et 1985 qui constituent notre corpus. Ces entreprises – Hurtubise, Septentrion et XYZ Éditeur – ont été retenues, car elles ont fait l’objet d’un processus de transmission: succession familiale (Hurtubise), relève interne (Septentrion) et vente (XYZ Éditeur). L’analyse met en évidence les conditions, les enjeux et les effets spécifiques de la transmission qui diffèrent selon les entreprises. Selon notre hypothèse, le capital symbolique, acquis par les individus et l’entreprise, a une influence majeure sur le processus de transmission, ce qui oblige les différents acteurs à avoir recours à différentes stratégies – succession, conservation et subversion – pour consolider, maintenir ou transformer leur position et, dans le cas d’entreprises familiales, pour préserver le patrimoine. C’est le cas des Éditions Hurtubise où le processus de transmission est marqué par une stratégie de succession, motivée par une volonté de développement de l’entreprise à travers la mobilisation, puis le transfert entre les générations des ressources (économique, sociale et culturelle et symbolique) détenues par la famille Foulon. Aux Éditions du Septentrion, le recours à une stratégie de conservation s’est imposé au repreneur, Gilles Herman, le temps qu’il acquière la légitimité nécessaire à la direction de l’entreprise et, plus largement, à la reconnaissance dans le champ éditorial. Si des changements sont inévitables, ils s’inscrivent toujours dans la filiation du projet éditorial souhaité par les fondateurs du Septentrion. Enfin, l’acquisition puis l’intégration de XYZ Éditeur au Groupe HMH témoignent d’une stratégie de subversion, marquée par une tension paradoxale entre une volonté de continuité éditoriale – par souci de préservation des acquis économiques et symboliques de la maison –, et une nécessité de rentabilité économique imposées par les acquéreurs