L’usage des pronoms personnels dans la réfutation kantienne du cogito. Une lecture élargie du premier paragraphe de l’Anthropologie du point de vue pragmatique
En même temps qu’il est réputé pour son scepticisme linguistique, Kant reconnaît aux pronoms personnels une signification universelle. C’est ce statut d’exception qui éclaire le caractère décisif de l’usage de ces pronoms dans la critique kantienne du cogito. On peut faire apparaître un paradoxe immanent à cet usage au coeur de l’opération de désubstantialisation de la pensée, engagée par Kant dans la Déduction transcendantale et dans les Paralogismes: d’une part, la substitution des pronoms il (er) et ça (es) au pronom je (ich) dans le fameux «je pense» permet la réduction de la pensée à sa stricte fonction logique mais, d’autre part, le jeu de substitution des pronoms n’entame pas la fonction d’instanciation d’un sujet – fût-il strictement grammatical – de la pensée dans la formulation du cogito. Cette tension paradoxale entre un sujet désubstantialisé et une «subjectivité», certes neutralisée mais restée néanmoins instanciée dans l’acte de penser, s’accuse dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure, qui invente à partir du cogito une nouvelle catégorie d’existence. Kant semble ainsi poser une pierre d’attente pour une nouvelle conception de la subjectivité de la pensée, que nous nommons «le fait-sujet de la pensée responsable» et qui implique une pensée inédite de la constitution du je dans et par la puissance d’interpellation de la raison. Cette analyse permet une relectura du premier paragraphe de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, elle conduit à reconsidérer de manière critique l’interprétation que donne Jacques Derrida du sujet kantien de la pensée dans L’animal que donc je suis (Paris, Galilée, 2006) et elle inaugure peut-être une nouvelle conception (kantienne) du sujet responsable