Cette thèse porte sur la notion d'incommensurabilité que Thomas Kuhn a introduite dans son oeuvre la plus connue, la structure des révolutions scientifiques, pour caractériser la relation entre paradigmes successifs. Selon Kuhn, dans la SRS, le passage d'un paradigme à un autre implique une rupture qui se manifeste sur trois plans, le plan méthodologique, le plan sémantique et le plan ontologique qu'il exprime par l'idée que les scientifiques postrévolutionnaires travaillent dans un monde différent. De ce point de vue, l'incommensurabilité est une relation complexe entre paradigmes successifs, que Kuhn ne définit pas de façon systématique, mais qui semble impliquer une rupture radicale entre traditions successives. Kuhn s'appuie sur la métaphore visuelle du renversement de gestalt pour rendre compte du passage révolutionnaire d'un paradigme à un autre. Si les sociologues ont bien accueilli les thèses de Kuhn, il n'en a pas été de même des philosophes des sciences qui lui ont reproché de proposer une vision à la fois irrationnelle, relativiste et idéaliste du développement des sciences. Puisque Kuhn a toujours prétendu que ces critiques reposaient en grande partie sur l'incompréhension, il a entrepris de clarifier ses positions pour répondre aux objections. Il entreprit, en particulier, de préciser la notion d'incommensurabilité qui est au coeur de son argumentation. Ce travail retrace, dans un premier temps, l'évolution de la pensée de Kuhn relativement à cette notion et aux conséquences de l'incommensurabilité sur sa conception de la science et du progrès scientifique. Pour répondre aux objections des philosophes, il amorce son tournant linguistique qui lui permet d'interpréter l'incommensurabilité en termes de rupture de la communication entre scientifiques qui défendent des paradigmes différents. La rupture de communication repose, de ce point de vue, sur l'impossibilité de traduire le langage théorique propre à une communauté scientifique dans celui du groupe révolutionnaire. Il substitue donc une approche sémantique à la métaphore visuelle de la SRS. Ensuite pour répondre aux objections de Putnam et, surtout de Davidson, selon qui, la notion d'incommensurabilité, entendue comme intraduisibilité entre langages théoriques est incohérente, Kuhn introduit la distinction entre traduction et interprétation. Il introduit, aussi, la notion d'incommensurabilité locale, qui ne touche que quelques termes interreliés. Cette approche le conduit à la solution taxinomique, selon laquelle les langages commensurables partagent une même structure lexicale. De ce point de vue, chaque lexique détermine un ensemble de mondes possibles qui ne sont descriptibles, et donc accessibles à l'expérience, que dans le cadre de ce lexique particulier. Deux lexiques successifs, constituent des mondes différents. Le chapitre six, expose le point de vue de Feyerabend sur l'incommensurabilité et ses conséquences, principalement pour mettre en perspective les idées de Kuhn. Les chapitres suivants abordent les thèses de Kuhn d'un point de vue critique. Le chapitre sept montre, à l'encontre des critiques de Putnam et de Davidson, que la notion d'incommensurabilité locale, complétée par la distinction entre interprétation et traduction, n'est pas incohérente. Si l'idée que deux langages puissent être radicalement intraduisibles semble impensable, il n'en va pas de même si deux langages ne diffèrent structuralement que pour un nombre restreint de termes théoriques centraux. Finalement, le chapitre VIII examine la thèse controversée selon laquelle des lexiques différents déterminent des mondes phénoménaux différents. Ce chapitre critique la forme de constructivisme néo-kantien que défend Kuhn en s'appuyant sur le fait que cette thèse repose sur une théorie descriptiviste de la référence, alors que le recours à une théorie causale de la référence permettrait d'accepter l'idée que les paradigmes successifs puissent être incommensurables sans devoir renoncer à une interprétation réaliste de la science. ______________________________________________________________________________ MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : Incommensurabilité, Paradigme, Épistémologie, Histoire des sciences, Sémantique, Théorie descriptiviste de la référence, Théorie causale de la référence