Tóth, Réka

ELTE Digital Institutional Repository (EDIT)

Dr. TÓTH Réka Université de Budapest – ELTE   La Créolité : moyen de dépasser le clivage centre-périphérie     La littérature commence par la rature, écrit Jean Bellemin-Noël dans un de ces livres,1 en s’inspirant sans doute du titre de la revue des surréalistes et de ses propres expériences psychanalytiques, textanalytiques et génétiques. La rature est toujours signe d’une intention de réécriture. Mais ce qui est barré, effacé, donc raturé ne disparaît pas forcément, il nourrit les nouvelles versions et il a tendance à s’y fondre.  Dans ce qui suit, je vous propose d’étudier la conception de la Créolité, élaborée par des auteurs martiniquais (Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé, Raphaël Confiant) dans cette perspective, c’est-à-dire comme une nouvelle tentative d’auto-définition et de dépassement du clivage centre-périphérie qui s’incrit dans la lignée de la Négritude et de l’Antillanité. Les trois prennent forme sous la plume des auteurs qui viennent des contrées considérées traditionnellement périphériques, notamment de l’Afrique et des Antilles, et il y a plus qu’un demi-siècle qui sépare le premier, la Négritude qui remonte aux années 1930 du dernier, de la Créolité qui date de la fin des années 1980. Les trois dépassent les cadres d’une conception littéraire bien qu’on puisse les attribuer à des générations plus ou moins précises des auteurs, la Négritude à Senghor, Damas et Césaire, l’Antillanité avant tout à Edouard Glissant, et la Créolité encore à un trio, dans ce cas-là formé uniquement des Antillais.  La Créolité apparaît dans sa forme la plus explicite dans l’Éloge de la Créolité, essai publié en 1989.2 Le ton est celui des proclamations, voire des manifestes : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. »3 ; « Nous nous déclarons Créoles. Nous déclarons que la Créolité est le ciment de notre culture et qu’elle doit régir les fondations de notre antillanité. »4.  Qu’est-ce que c’est, donc, cette Créolité ? Elle est définie comme « l’agrégat interactionnel et transactionnel des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, même levantins que l’histoire a réuni sur le sol des Antilles où toutes ces langues, races, religions, coutumes, manières d’être d’origine de toutes les faces du monde, se sont trouvés totalement déterritorialisées et transplantées ». Dans ce Nouveau Monde, pour survivre, ils devaient « réinventer la vie », se nourrir des apports de ces cultures diverses, c’est-à-dire se créoliser. Le ton de l’Éloge n’est pas seulement déclaratif, mais pathétique aussi. Les Antilles se sont servies et se servent encore par la force de l’Histoire, de « véritables forgeries d’une humanité nouvelle. » Car la Créolité, « du fait de sa mosaïque constitutive » est une « spécificité ouverte »5. Ce néologisme bien enracinée depuis s’inspire d’une notion linguistique largement connue qu’elle élargit. La Créolité ne peut plus être réduite à l’aspect linguistique et dépasse même les milieux culturels créolophones.  La Créolité, c’est la culture créole dans tous ses aspects, « dans sa situation humaine et historique, mais c’est aussi un état d’humanité intermédiaire. »6 Ce n’est pas par hasard que cette conception a fait carrière depuis :7 elle s’est révélée opérable pratiquement dans tous les milieux multiculturels (de nos jours on peut parler p. ex. aussi de la créolité ou de la créolisation des banlieues des métropoles européennes). Mais à l’origine, et dans le quotidien aux Antilles et ailleurs aussi, comme Chamoiseau le précise dans un de ces interviews accordé à Dominique Chancé, c’est un outil d’existence.8 Individuel et collectif, culturel et politique. Cette remarque est sans doute valable pour les conceptions de leurs prédécesseurs aussi, bien que Chamoiseau mette d’ailleurs l’accent dans le même interview sur l’élan combatif de la Négritude et la définisse comme un outil de combat. Ici, il me semble que c’est plutôt la volonté de se démarquer et de surcharger qui entre en jeu. Dans le contexte historique où elle naît, la Négritude est sans aucun doute – du point de vue extérieur un outil de combat, mais d’un point de vue intérieur elle n’est pas moins un outil forgé pour offrir aux peuples noirs une existence nouvelle, émancipée, consciente de soi-même et de ses valeurs. Chamoiseau et les co-auteurs de l’Éloge de la Créolité sont d’ailleurs pleinement conscients du travail préparatoire de la génération d’Aimé Césaire et de celle d’Edouard Glissant. Comme la plupart des auteurs et des universitaires francophones qui se prononcent sur la Négritude, ils trouvent que de nous jours elle est déjà une 1 V. BELLEMIN-NOEL, Jean,  Le texte et l’avant-texte. Paris, Larousse, 1972. p. 5. 2 CHAMOISEAU, Patrick – BERNABÉ, Jean – CONFIANT, Raphaël, Éloge de la Créolité. éd. bilingue, Paris, Gallimard, 1993. 3 Ibid. p. 13. 4 Ibid. p. 26. 5 Les citations ci-dessus v. ibid. pp. 26-27. 6 Ibid. p. 62. 7 Un an après la publication de l’Éloge, la revue Callaloo (A journal of African Arts and Cultures, nº 13) publie sa traduction anglaise. Une édition bilingue est publiée en 1993 chez Gallimard.  8 V. CHANCÉ, Dominique, L’auteur en souffrance. P.U.F., 2000, p. 208. étape révolue, qui était historiquement nécessaire (« Incontournable moment dialectique. Indispensable cheminement. »9) : c’était le premier pas vers une vision intérieure et une acceptation de soi.  La Négritude est vécue d’une manière complètement différente en Afrique et aux Antilles. Elle a restitué la dignité aux Africains, a révélé les richesses de leur histoire et de leur culture à eux-mêmes et au monde extérieur. Malgré con caractère incontestablement substantialiste, elle a participé à forger les différentes identités des peuples africains. Ce n’est pas tout à fait le cas aux Antilles dont la réalité ethno-culturelle et linguistique est encore plus complexe. Il est vrai que Césaire et ses amis restaurent la dimension africaine jusque-là niée, refusée ou haïe de ces cultures et ainsi ouvrent la voie vers une perception plus complète de l’identité antillaise. C’est dans ce sens qu’Aimé Césaire peut être considéré comme un « anté-créole »10. Mais dans la ferveur de la découverte des racines africaines et certainement aussi par réaction aux actes commis au nom de la civilisation européenne ils repoussent à l’arrière-plan les autres éléments constitutifs de l’identité antillaise. L’illusion africaine ne fait que succéder à une autre illusion, celle de l’Européanité, de l’assimilation, de l’appartenance à une culture européenne, notamment à celle de France. Les auteurs de l’Éloge de la Créolité caractérisent cette Négritude de trois extériorités : celle des aspirations (Afrique mère, mythique, impossible), celle de l’expression de la révolte (le Nègre au majuscule, tous les opprimés de la terre) et celle de l’affirmation de soi (nous sommes des Africains).11  Vues de l’intérieur des cultures antillaises, l’Européanité et l’Africanité sont également des extériorités. (Il faut tout de même voir et ne pas oublier les différences : les deux procèdent de deux logiques différentes. En empruntant encore les mots des auteurs de l’Éloge on peut dire que le premier, c’est-à-dire l’Europe « accapare les esprits », le deuxième, l’Afrique « habite la chair » et « chacune inscrit à sa manière en les Antillais ses clés, ses codes et ses chiffres», donc elle ne devraient jamais être ramenée à la même mesure.12)  La Négritude, malgré son caractère illusoire, a un effet émancipateur réel aux Antilles aussi : en prenant en considération le composant africain de la culture créole, elle oeuvre déjà pour la perception  de  la « totalité caléidoscopique »13 de l’identité antillaise.  L’Antillanité proposée par Édouard Glissant à la fin des années 1950 lors d’une conférence et reprise plus tard dans ses écrits publiés surtout dans Le discours antillais14 constitue le deuxième pas de la prise de conscience de la singularité des cultures antillaises. L’intention est très claire : elle vise à abandonner les illusions africaine et européenne en ne les niant pas, et à saisir la particularité des îles caraïbes. Malgré les similitudes historiques et culturelles indéniables (civilisations insulaires, issues du système des Plantations ; cultures de la canne, du maïs et du piment ; peuples d’origine diverse et métissée, peuples de l’oralité ; langues créoles ; créolisation comme phénomène culturel général)15 ce néologisme étonne à l’époque : on quitte les champs bien connus des universalités et des cultures millénaires et on est invité à entamer un travail d’auto-connaissance et d’auto-définition.16 Néanmoins, le point de vue reste encore extérieur et d’inspiration essentiellement géopolitique. C’est la génération de la créolité qui fera le pas décisif en essayant de se définir selon des critères complètement  intérieurs. La Créolité est en même temps un concept plus large et plus étroit que l’Antillanité. Plus large parce que le métissage reconnu et assumé des cultures antillaises et exprimé dans ce concept semble être opérable ailleurs aussi, presque dans tous les contextes  multiculturels. Et plus étroit parce que, en fait, ce n’est qu’en reconnaissant et assumant la spécificité de la Créolité martiniquaise, guadeloupéenne, haïtienne etc. qu’on peut pleinement se situer dans l’Antillanité.17   Ces trois étapes de la prise de la conscience des Antillais qui sont la Négritude, l’Antillanité et la Créolité correspondent à des réalités historiques complètement différentes et bien que cela ne soit pas leur but originel et primordial, peuvent être interprétées aussi comme des efforts visant le dépassement du clivage centre-périphérie en émancipant ces peuples nés au cours des longs siècles de la colonisation, et restés toujours, du moins partiellement, dominés.18  L’Antillanité devient postulable dans un contexte historico-culturel qui est déjà incontestablement multipolaire où centres et périphéries se retrouvent constamment redéfinis. La créolisation de la littérature francophone des Antilles remonte à cette époque : Glissant n’ hésite plus non seulement à faire entrer des mots 9 CHAMOISEAU-BERNABÉ-CONFIANT, op. cit. p. 20. 10 Ibid. p. 18. 11 V. ibid. p. 20. 12 Ibid. p. 18. 13 Ibid. p. 28. 14 GLISSANT, Edouard, Le discours antillais. Paris, Gallimard, 1997. 15 V. ibid. p. 729. 16 V. p.ex. CHAMOISEAU – BERNABÉ – CONFIANT, op. cit. p. 60. 17 Cf. GLISSANT, op. cit. p. 732. : « Mais l’antillanité ne saurait être vécue comme un secours, le dérivatif à une faiblesse que l’on craindrait d’affronter seul. Ainsi perçue, elle serait un refuge d’une autre sorte et remplacerait une démission par une autre. On n’est pas martiniquais à force de se vouloir antillais : on devient réellement antillais à force de se vouloir martiniquais. » 18 Cf. p. ex. CHAMOISEAU, Patrick, Écrire en pays dominé. Paris, Gallimard, 1997. créoles dans ces romans, mais à tenter de créoliser même la syntaxe. Il faut y voir sans doute la déclaration d’une identité créole et d’une volonté de se séparer (du moins linguistiquement et littérairement) du centre métropolitain. Ce processus  ne cesse de s’intensifier au cours les décennies suivantes avec l’apparition des nouvelles générations d’écrivains qui, loin du « bovarysme » d’une bonne partie de leurs prédécesseurs, n’ont plus aucun complexe à l’égard des centres européens ou américains, se déclarent fièrement créoles, rompent avec toutes les visions universalistes et puristes − et extérieures − et font apparaître l’oralité créole d’une manière radicale dans leurs ouvrages. Simone Schwarz-Bart créolise son Pluie et Vent sur Télumée Miracle19 à la manière de Kourouma20; Raphaël Confiant emprunte au créole son audace linguistique et ses procédés créateurs et il parvient de donner l’existence à un univers langagier hallucinant où les Antillais ne se voient pas moins dépaysés que les Français ;21 Chamoiseau  tente également de reproduire l’oralité martiniquaise en français.22  Ils arrivent, donc, à dépasser le clivage centre-périphérie dans la littérature, et aussi par la littérature, vu le succès de leurs ouvrages et l’attention que le public francophone (y compris le public et la critique universitaires) leur accorde. Je risque une hypothèse : n’est-il pas possible que l’attrait et l’intérêt de la littérature antillaise, et aussi des autres littératures francophones qui naissent dans un milieu par définition multiculturel et multilingue provient justement de leur penchant d’osciller entre les points de vue extérieurs et intérieurs, entre les langues, entre les identités?  Quoi qu’on en pense, l’émergence des littératures francophones considérées, il y a quelques décennies, certainement comme périphériques, voire régionales23 est incontestable. C’est probablement l’affirmation de leurs particularités de plus en plus divergentes qui a poussé la critique et l’histoire littéraire à parler, déjà depuis un certain temps, des littératures francophones.24 Ce n’est que cet emploi pluriel qui est capable d’exprimer cette réalité littéraire infiniment hétérogène qui est devenue définitivement décentralisée.     19 Schwartz-Bart, Simone, Pluie et Vent sur Télumée Miracle. Paris, Seuil, 1972. 20 V. Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 1976 (1ère édition:1968, Montréal). 21 V. par. ex. Le Nègre et de l’Amiral de Raphaël Confiant, Paris, Grasset, 1988. 22 V. pratiquement tous ses romans, surtout Chronique des sept misères (Paris, Gallimard, 1986.), Solibo magnifique (Paris, Gallimard, 1988.), Texaco (Paris, Gallimard, 1992.). 23 V. p. ex. BOISDEFFRE, Pierre de, Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui. Paris, Perrin, 1958. 24 V. p. ex. Littératures de langue française hors de France. Sèvres, FIPF, 1976.; CORZANI, Jacques. Littératures des Antilles-Guyane françaises. Paris, Désormeaux, 1978.; BEAUMARCHAIS, J. P. COUTY, D. – REY, A., Dictionnaire des littératures de langue française. 4 vol. Paris, Bordas, 1987. 

La Créolité

https://edit.elte.hu/xmlui/bitstream/handle/10831/24903/Toth.pdf?sequence=1&isAllowed=y

La Créolité

Abstract

Similar works

Full text

Available Versions

ELTE Digital Institutional Repository (EDIT)