Morlon, Pierre

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Adaptation au milieu des systèmes agraires andins traditionnels : conséquences pour le développement. In:Économie rurale. N°147-148, 1982. pp. 86-88;doi : https://doi.org/10.3406/ecoru.1982.2845https://www.persee.fr/doc/ecoru_0013-0559_1982_num_147_1_2845Fichier pdf généré le 08/05/2018ECONOMIE RURALE n° 147-148, janv.-mars 1982 ADAPTATION AU MILIEU DES SYSTEMES AGRAIRES ANDINS TRADITIONNELS CONSEQUENCES POUR LE DEVELOPPEMENT. Pierre MORLON INRA SAD Dijon* LES TECHNIQUES AGRICOLES DANS LES ANDES CENTRALES ONT UNE HISTOIRE Si i'on voulait évoquer les civilisations précolombiennes des Andes Centrales (Pérou, Bolivie) par quelques images, celles-ci contiendraient probablement des terrasses agricoles ou des canaux d'irrigation, car même les villes et les sites militaires ou religieux en sont entourés. Depuis lors, et comme conséquence en particulier de la conquête espagnole, cette agriculture a bien sûr évolué : certaines technologies ont disparu, parce qu'à un moment donné elles sont devenues soit impossibles à pratiquer par suite des modifications sociales et économiques, soit inutiles (l'énorme diminution de la population jusqu'à la fin du 18e siècle a entraîné l'abandon de nombreuses terres difficiles ou marginales, et donc des techniques nécessaires pour les mettre et maintenir en culture) ; d'autres au contraire ont été apportées par les conquérants et à certains égards les Andes constituent un musée de l'Espagne du 16e siècle. Ainsi, moins encore qu'ailleurs, la technologie agricole «moderne» n'arrive dans les Andes en terre vierge ; et l'agronome qui y séjourne suffisamment longtemps est logiquement conduit à s'intéresser à l'archéologie et l'histoire pour essayer de connaître cette agriculture précolombienne si avancée, et le chemin qui a conduit à la situation actuelle. Or, ce qui est grave et à première vue étonnant, c'est qu'il n'existe aucune œuvre de synthèse sur l'agriculture précolombienne ou traditionnelle ; que parmi le principales études faites, très rares sont celles réalisées par des agronomes et dans une perspective de développement (seul celui qui essaie de transformer un système de production agricole peut en comprendre le fonctionnement ; en ce domaine il n'y a pas de recherche sérieuse possible sans pratique du développement). Il manque donc une connaissance sérieuse des pratiques traditionnelles : non seulement une description, que l'on trouve abondamment dans la littérature des sciences sociales, mais une explication : après celle que donne le paysan lui-même, celle du chercheur qui va jusqu'à interpréter cette explication du point de vue économique et biophysique. En bioclimatologie agricole par exemple, domaine où nous avons le plus travaillé, ce sont seulement * SAD : Département de Recherches sur les Systèmes Agraires et le Développement, 26 bd du Dr Petitjean, 21100 Dijon. Les lecteurs désirant le détail de notre argumentation peuvent consulter les documents suivants : - Adaptation des systèmes agraires andins traditionnels au milieu, INRA- SAD, Versailles, 1981, 78 p. (CNRA, SAD, Route de St-Cyr 78000 Versailles. Tél. 950 79 00). les progrès les plus récents qui permettent de comprendre le fonctionnement de certaines techniques traditionnelles, les justifiant par là même. Et que dire de toutes les plantes cultivées indigènes, «oca», «olluco», «mashua», «quinua», «canihua», etc. (1), pour lesquelles la recherche moderne ne fait que commencer, la seule technologie disponible étant celle élaborée depuis des siècles par les paysans ? VALORISATION DE LA DIVERSITE ECOLOGIQUE Depuis trois ou quatre millénaires, l'histoire de l'homme est liée essentiellement à la réussite de l'agriculture dans cette région excessive où l'on passe en si peu de temps des étouffantes vallées tropicales aux «punas», steppes d'altitude balayées par des vents glacés, et d'un des déserts les plus secs du monde aux «forêts pluviales» et «nebelwald» de la retombée des Andes sur l'Amazonie. La topographie rend difficiles aussi bien la culture que les transports ; les inondations peuvent alterner avec la sécheresse ; les gelées sévissent en haute altitude, c'est-à-dire justement là où se trouvent les plus grandes étendues de terrain plat portant des sols profonds. Tout cela paraît bien peu propice au développement de l'agriculture, tel du moins qu'on le conçoit le plus souvent, sous la forme de la grande culture spécialisée et mécanisée. Très tôt dans les Andes Centrales l'homme a pourtant su mettre à profit ce qui paraissait un handicap : la grande diversité des zones écologiques différentes trouvées sur de courtes distances. En se fournissant des produits les plus adaptés à chacune des zones et en les réunissant, il obtenait un ensemble de ressources tout à fait apte à satisfaire ses besoins, en même temps qu'il dispersait ou divisait ainsi les risques climatiques. Cette caractéristique fondamentale des relations entre sociétés et environnement dans les Andes peut être étudiée sous plusieurs angles : contrôle vertical d'un maximum d'étages écologiques, dispersion des risques, adaptation optimale à chaque variation du milieu. Mais il s'agit seulement d'aspects d'une même conception qui englobe non seulement l'agriculture et l'élevage, mais aussi l'ensemble organisé de toutes les activités vitales : alimentation, vêtement, habitat,... que nous appellerons «système de production rurale» et qui se traduit dans les paysages créés par chaque société. - Questions sur l'agriculture de l'Altiplano péruvien. In : Séminaire CNRS/NSF, L'homme et son environnement à haute altitude. Editions du CNRS, Paris, 1981, pp. 107-114. 1. Respectivement : Oxalistuberosa-Ullucustuberosus-Tropaelumtube- rosum - Chenopodium quinua - Chenopodium canihua. 86 Les comptes-rendus très détaillés de visites d'inspection d'envoyés du roi d'Espagne au Pérou, vingt ou trente ans après la conquête, ont permis à l'anthropologue J.V. Murra d'élaborer un modèle de «contrôle vertical d'un maximum d'étages écologiques» par des populations d'importance très variable, qui envoyaient des groupes de colons dans des zones écologiques différentes de celle de leur siège principal, chacune de ces populations formant ainsi une sorte d'«archipel» produisant aussi bien du maïs, du coton et du piment dans les vallées irriguées de la Côte Pacifique ; de la laine et de la viande séchée sur les «punas» ; des tubercules juste au-dessous ; et de la coca, du bois et autres produits tropicaux dans les vallées descendant vers l'Amazonie, sans oublier ici ou là les ressources minérales : argile, sel, métaux. Les «îles» de colons de différentes populations étaient mélangées sur le même territoire, mais les conditions politiques de cette cohabitation interethnique ou interétatique commencent à peine à être connues. Actuellement le rêve de nombreux paysans andins est toujours de pouvoir utiliser des terres dans chacun des quatre grands étages caractérisés chacun par leur production principale : élevage d'altitude, tubercules, maïs, fruits et bois tropicaux. Il subsiste encore quelques exemples de contrôle de plusieurs étages écologiques suivant des modalités semblables à ce que Murra décrit pour les temps préhispaniques : communautés de la Cordillère Orientale entre Ayacucho (Pérou) et La Paz (Bolivie), qui exploitent un territoire échelonné sur plus de 4000 m de dénivellation, ou populations de l'Altiplano qui cultivent aussi du café, de la coca et des fruits sur les bas versants amazoniens des Andes. Néanmoins, les profondes perturbations introduites par la conquête espagnole, parce que n'avait pas été comprise l'importance vitale de ce modèle dans les conditions des Andes, l'ont fait le plus souvent dériver vers des «modèles réduits» : - socialement, ce sont des familles isolées au lieu de groupes plus importants qui essaient de réaliser ce contrôle ; une forme d'utilisation du territoire qui était étroitement liée à une organisation communautaire de la société, ne peut être que déformée par l'individualisme croissant ; - territorialement : au lieu de pouvoir être réalisé sur des distances de parfois plusieurs centaines de kilomètres, il est enfermé dans des limites beaucoup plus étroites. L'autre face du principe de complémentarité entre milieux et ressources différentes, est la recherche de la dispersion maximale des risques. En face des catastrophes climatiques ou autres, la population recourt à plusieurs moyens : a) Garder les excédents des bonnes années pour les mauvaises, préoccupation qui conduisit au développement de techniques de déshydratation des aliments (utilisant justement les mêmes facteurs, sécheresse de l'air et gelées nocturnes, qui détruisent les récoltes) et à la construction par l'Etat Inca de grands greniers : cela équivaut à répartir les risques dans le temps. b) Echanger des ressources non affectées par la calamité, contre des produits alimentaires disponibles dans d'autres régions. Ce rôle a été traditionnellement celui du bétail ou de ses produits (laine) ; une autre modalité est de tirer fit de ressources non agricoles : artisanat, mines, commerce, travail temporaire dans d'autres régions. c) Pour la production agricole elle-même, disperser les risques entre le maximum d'espèces produites sur le maximum de situations écologiques, ce qui conduit à : • dans une seule parcelle déterminée, répartir les risques entre plusieurs espèces (cultures associées), • répartir dans l'espace les parcelles cultivées dans différentes situations pédoclimatiques, ce qui se réalise sous deux modalités généralement complémentaires : division de l'espace en bandes transversales (perpendiculaires aux axes du relief, et s'étendant par exemple du fond d'une vallée jusqu'à la ligne de crête), et «archipel» de parcelles dispersées. Les mécanismes de transmission de la terre - partage de chaque parcelle entre les héritiers, et apport de chaque conjoint lors du mariage - sont les moyens d'obtenir et de conserver l'accès à un maximum de zones écologiques. Les systèmes de production appliquant cette stratégie de complémentarité de ressources et de dispersion des risques ne sont jamais dans les Andes Centrales exclusivement agricoles ; ils incluent tout un ensemble d'activités liées à l'agriculture soit en amont, soit en aval, soit par des relations de concurrence /complémentarité (travail saisonnier à l'extérieur), dans ce que nous appelons des «systèmes de production rurale». SYSTEMES TRADITIONNELS ET PRODUCTION MODERNE : ADJONCTION OU INTEGRATION ? L'opposition formelle entre techniques «modernes» et «traditionnelles», ou bien «indigènes» et «importées», si elle traduit des réalités sociales et culturelles héritées de la conquête espagnole et des dominations postérieures, conduit cependant à des impasses dans le travail de développement agricole. La stratégie andine de dispersion des risques et complémentarité des ressources exige de disposer d'une gamme très large de productions et de techniques, et implique donc en permanence l'innovation technique (2), ce que montrent d'ailleurs petit à petit l'archéologie et l'ethnohistoire. L'alternative posée au développement n'est donc absolument pas entre un monde traditionnel supposé à tort figé et un monde moderne symbolisant seul le progrès, mais entre un progrès endogène, résultant des besoins des populations à l'intérieur de stratégies à long terme adaptées au milieu et le conservant, et un «progrès» que l'extérieur impose en fonction de ses propres besoins ou intérêts, c'est-à-dire entre ce que nous appelons développement et ce que nous appelons invasion. Si l'on veut que le progrès technique améliore la situation des paysans, spécialement celle des minifundiaires qui «n constituent l'écrasante majorité, les technologies nouvelles ou exogènes doivent s'intégrer dans la logique des systèmes existants au lieu de les détruire ; si changement de système il y a, il doit avant tout offrir au paysan un niveau supérieur de sécurité et de satisfaction de ses besoins... ce qui, soit dit en passant, est le seul moyen d'enrayer l'exode rural et d'éviter ainsi l'aggravation de la situation déjà très préoccupante des grandes villes. Bien que nécessaire, cette clarification n'est bien sûr pas suffisante pour résoudre des problèmes concrets, et nous avouons ne pas pouvoir imaginer - sauf sur le papier - des 2. Innovation technique au sens large, incluant par exemple l'importation et la domestication de nouvelles espèces. 87 solution pour l'avenir des vastes régions où la mécanisation de l'agriculture est à la fois souhaitable pour permettre à chaque famille de cultiver une surface pouvant assurer un revenu correct, et difficile, du moins telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent, à cause de la topographie ou parce qu'elle s'oppose aux associations de cultures et aux techniques d'amélioration ou conservation du milieu. Jusqu'à présent, une des conséquences d'une vulgarisation agricole sectorielle et exogène est la constitution, à côté des systèmes de production traditionnels mais conduit par les mêmes paysans, d'un secteur de production commerciale, que le paysan accepte car, malgré un taux élevé d'auto-consommation, il a un besoin à peu près incompressible de revenu monétaire pour l'achat de certains produits, la scolarité de ses enfants et les fêtes. La priorité donnée aux cultures commerciales dans l'attribution des intrants aboutit (de bonne foi ?) à des confusions agronomiques comme l'affirmation que la pomme de terre (culture de vente) est enrichissante pour le sol... car c'est elle qui reçoit tout le fumier et les engrais, tandis que les céréales (Graminées ou Chénopodiacées) seraient à la fois épuisantes pour le sol et peu productives... car elles ne reçoivent aucun engrais, organique ou minéral. LES CONDITIONS DU DEVELOPPEMENT De nombreux échecs de la vulgarisation agricole viennent de la nature même des «améliorations» techniques créées sur les stations expérimentales pour une seule catégorie d'agriculteurs, et qui ne correspondent ni à la réalité des systèmes de production des paysans, qui sont aussi variés que mal connus et obtiennent souvent des rendements supérieurs à ceux des techniques proposées, ni aux conditions écologiques locales, car si les mécanismes physiques et biologiques de base sont universels, leur hiérarchie n'est pas forcément la même à 3000 mètres d'altitude sous les tropiques qu'au niveau de la mer en région tempérée (ce qui induit en erreur c'est qu'y sont cultivées les mêmes espèces végétales). De ces échecs sont tirées hâtivement deux séries de conclusions : - La première, très classique, affirme l'incapacité des sans pour le changement, leur fermeture d'esprit, etc. oubliant que ce n'est pas aux paysans de comprendre nos «paquets technologiques» plus ou moins bien ficelés. C'est nous qui devons comprendre leurs problèmes. - La seconde, plus pernicieuse, est la définition de «vocations» régionales commandées par des facteurs limitants écologiques, sur lesquels l'homme a peu de pouvoir. Or, en huit ans de travail de terrain, nous n'avons personnellement pas rencontré un seul problème technique dont la solution ne passe nécessairement par la réalisation de conditions économiques ; il nous suffira de deux exemples. Le premier, suffisamment connu pour ne pas être développé, est le lien étroit entre structure agraire et érosion. Le second part d'une anecdote : un jour que nous admirions une magnifique récolte de blé dépassant 40 q/ha, dans une région froide à 3900 m d'altitude où «théoriquement» et officiellement cela est impossible à cause du climat, le producteur - un agriculteur capitaliste moderne et entreprenant - nous objecta : «Et à qui yais-je vendre tout ce blé ?». Il avait raison, dans un pays qui pourtant dépense de précieuses devises à importer 90 % du blé qu'il consomme : toute l'infrastructure de commercialisation et transformation du blé est centrée sur les ports. Et d'autre part le blé nord-américain offert par des organisations charitables ou subventionné par le gouvernement local - tout comme les autres produits de première nécessité (sucre, huile, riz) pour permettre aux couches urbaines de revenu modeste d'y avoir accès - fait à la production nationale une concurrence désastreuse. Nous sommes ainsi arrivés à la conclusion que les vrais blocages se situent au niveau économique, donc politique : structure agraire, commercialisation, crédit, fixation arbitraire des prix..., que les fausses impossibilités écologiques ne sont que des écrans destinés à camoufler ces blocages (3) et que l'agronomie, si elle est sérieuse, les dévoile comme tels et est ainsi subversive, même et surtout si celui qui la pratique n'y avait pas songé (car on ne peut alors lui faire de procès d'intention). Le rôle de l'agronome est d'indiquer ce qu'il est techniquement possible de faire et quelles en sont les conditions de réalisation, mettant entre les mains des paysans les données nécessaires pour qu'eux, et eux seuls, décident de ce qui leur convient. 3. Ce qui ne veut pas dire que les solutions techniques soient toutes trouvées ou mêmes faciles ! Au contraire, ne pas se satisfaire des explications courantes pousse à une recherche «pointue» très exigeante en moyens matériels et intellectuels. 88 

Adaptation au milieu des systèmes agraires andins traditionnels : conséquences pour le développement

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