Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’histoire n’est encore ni une discipline ni un champ du savoir à part entière. Selon la formule bien connue de Cicéron dans le De oratore, l’histoire peut être considérée comme une magistra vitae, une maîtresse de vie. L’adage est repris à leur compte et sous diverses formes par bon nombre d’auteurs, avec des nuances qui peuvent aller jusqu’à une reformulation critique.L’exemple historique, récit bref souvent emprunté aux auteurs latins, et aux auteurs grec..

Duport, Danièle

Lechat, Didier

OpenEdition

Elseneur 31 | 2016L’exemple historiqueIntroductionDanièle Duport et Didier LechatÉdition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/elseneur/1259DOI : 10.4000/elseneur.1259ISSN : 2968-6180ÉditeurPresses universitaires de CaenÉdition impriméeDate de publication : 30 décembre 2016Pagination : 9-16ISBN : 978-2-84133-852-8ISSN : 0758-3478 Référence électroniqueDanièle Duport et Didier Lechat, « Introduction », Elseneur [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 18octobre 2023, consulté le 29 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/elseneur/1259  ;DOI : https://doi.org/10.4000/elseneur.1259 Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,sauf mention contraire.IntroductionAu Moyen Âge et à la Renaissance, l’histoire n’est encore ni une  discipline ni un champ du savoir à part entière. Selon la formule bien connue de Cicéron dans le De oratore, l’histoire peut être considérée comme une magistra vitae, une maîtresse de vie. L’adage est repris à leur compte et sous diverses formes par bon nombre d’auteurs, avec des nuances qui peuvent aller jusqu’à une reformulation critique.L’exemple historique, récit bref souvent emprunté aux auteurs latins, et aux auteurs grecs à partir de la Renaissance, bien distingué de l’exemple ctif par Aristote 1, est une sorte d’échantillon prélevé dans la masse des ouvrages disponibles, comme l’indique l’étymologie du terme. On détache des faits ou des paroles pour leur conférer une dimension exemplaire, positive ou négative. Ces actes remarquables se transforment en lieux topiques et ecaces de la magnanimité, du courage, de la témérité, de la malhonnêteté, de la couardise. Ils sont utilisés à des ns rhétoriques pour servir de preuve dans une démonstration par induction 2, d’illustration ou d’ornement, mais aussi dans le but d’alimenter une réexion morale, philosophique, politique ou historique. L’exemple extrait d’une source est susceptible de remplois multiples dans des contextes nouveaux.Du Moyen Âge à la n de la Renaissance, l’exemplarité historique est sollicitée dans tous les genres : romans, œuvres dramatiques, miroirs et institutions des princes, vies héroïques, textes allégoriques à contenu moral, religieux, philosophique ou politique, comme les songes politiques, galeries d’hommes ou de femmes illustres, ouvrages historiques, discours. Quelle que soit la contestation notable des vertus de l’exemplarité à la Renaissance, la période choisie présente d’importants facteurs de continuité dans le choix, le traitement et la nalisation des exemples.1. Aristote, Rhétorique, livre II, chap. 20, 2-3, 1393 a-1393 b.2. Ibid., livre I, chap. 8, 1356 b.10 Danièle Duport et Didier LechatL’emploi des exemples profanes et païens est admis dès le Moyen Âge, au même titre que celui des exempla de la prédication, et même recommandé de longue date, par Isidore de Séville notamment. Un répertoire classique de gures de l’Antiquité est mis en usage de bonne heure. Les mêmes personnages célèbres et les mêmes anecdotes se retrouvent chez les auteurs du Moyen Âge et chez ceux du XVIe siècle, avec toutefois de nombreuses variations dans les modalités d’intégration au propos principal et dans les interprétations dont ils peuvent être l’objet.La notion d’exemple est intimement liée à celles de norme et d’exception au plan moral et social. L’exemple historique est allégué pour illustrer une norme érigée en modèle, norme qui lui préexiste, qui est en train de se xer, ou encore d’évoluer. Aussi chaque période où l’usage des exemples reparaît en force s’accompagne-t-elle soit du retour vers des vertus perdues, soit de la promotion d’une nouvelle norme, soit, souvent, mais pas toujours, à la Renaissance, du doute sur l’exemplarité devenue problématique. La perplexité que Marguerite de Navarre ou que Montaigne manifestent à l’égard des exemples anime aussi le discours historique, comme l’indique Philippe Melanchthon pour exposer quel discernement exige la méthode de l’historien : « en lisant les exemples il faut considerer meurement à quelle partie de la vie on les doit accomoder » 3.Choisir de recourir à l’exemple historique répond à une démarche logique et éthique, dans une intention délibérative qui oscille de l’édica-tion au conseil. C’est dans ce cadre conceptuel qu’il convient de penser la pédagogie de l’exemple historique de même que les tiraillements possibles entre les modèles historiques canoniques de l’exemplarité et ceux surgis de l’histoire présente. Des conclusions communes émanent des études rassemblées ici, tout d’abord sur un plan formel, quand on considère le mécanisme de l’usage des exemples historiques passés ou de l’exemplication de l’événement nouveau.L’exemplarité historique relève des rhétoriques délibérative et épidic-tique, souvent très engagées dans l’actualité. Elle nécessite des stratégies pédagogiques qui ont des visées incitatives particulières, morales, politiques, voire métatextuelles. Ces rhétoriques sont au service d’enjeux éthiques qui, compte tenu de leur charge polémique, suscitent des situations d’énonciation 3. Philippe Melanchthon, Chronique et histoire universelle […] dressée premièrement par Jean Carion, puis augmentée […] par Philippe Melanchthon et Gaspar Peucer, et réduite en cinq livres traduits de latin en françois, Genève, J. Bérion, 1579 [1532 pour le latin], « Préface de Philippe Melanchthon », p. 4. Introduction 11souvent tendues, et ce, quel que soit le choix générique. Presque toujours est mise en place une scène d’énonciation qui force à la réaction, livre une leçon à un public bien circonscrit dans l’espace et dans le temps : duché de Normandie aux XIe et XIIe siècles, cour de Charles VI et Isabeau de Bavière au début du XVe siècle, au lendemain du débat sur le Roman de la Rose, cour de Bourgogne dans le dernier quart du XVe siècle, milieu urbain lillois de la n du XVe et du XVIe siècle. Le destinataire est placé face à ses choix : l’exemple de Guillaume du Bellay est mis au service de la dénonciation humaniste de l’honneur perdu de la noblesse. Dans De la servitude volontaire, par le recours important aux exemples antiques, le locuteur se révèle « le témoin et l’instrument de la conscience qu’a un groupe social, celui de la haute Robe, de son rôle politique » (Bruno Méniel). Aussi est-ce aux parlemen-taires eux-mêmes que La Boétie demande un sursaut de conscience. Dans l’histoire tragique au XVIe siècle, le recours aux rhétoriques du conseil et de la louange construit l’exemple en repère normatif fort par rapport aux temps sombres contemporains. Dans les oraisons de Loys Le Roy, la gure de Démosthène soude la réexion sur l’éloquence française à la situation de la France de manière à viser autant les humanistes que le roi en dernier ressort. Ces cadres énonciatifs rattachent l’usage de l’exemple à des problématiques d’ordre moral et politique, ils servent de contexte à des prises de position, à l’adoption par l’auteur d’une posture éthique : Étienne de La Boétie peut ainsi célébrer « la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise » 4. Dans l’histoire tragique en plein essor, le discours sur l’exemple rejoint une forme d’édication proche de l’exemplum médiéval.Le sujet éthique se dénit et se positionne dans le moment présent par le biais d’un relais d’autorités : en plus des sources historiques invoquées dans les jeux lillois représentés à partir de la n du XVe siècle – notamment avec Tite-Live et la compilation des Faits et dits mémorables de Valère Maxime –, les auteurs de ces pièces mentionnent d’autres cautions comme La Cité de Dieu de saint Augustin. Homère, Hérodote, Xénophon, Plutarque et Tacite apportent leur pouvoir de dévoilement à l’analyse des normes du présent : c’est le moyen par lequel La Boétie aide à prendre conscience des mécanismes souterrains de l’acquiescement à tout pouvoir et de la nécessité de son rejet. L’intérêt pour certains auteurs de l’Antiquité est ravivé par les traductions qui en sont procurées, qui en font les réservoirs d’une connaissance étendue des hommes illustres du passé : Tite-Live par Pierre Bersuire au XIVe siècle, Valère Maxime par Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse au XVe siècle, Plutarque par Jacques Amyot au 4. Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, Malcolm Smith, Michel Magnien (éd.), Genève, Droz, 2001, p. 37.12 Danièle Duport et Didier LechatXVIe siècle ; la redécouverte de Tacite au XVIe siècle, la lecture d’Hérodote à la lumière d’Érasme sont aussi à l’origine d’un renouvellement dans l’approche des sources. Qu’un acteur contemporain soit érigé en modèle – Guillaume du Bellay, Francisco Pizarro, Marguerite de Roberval, le cacique Enriquillo –, et le sujet éthique se constitue à son tour en auto-rité par l’exemple nouveau qui précise le champ de la norme, soit par le retour aux vertus anciennes, soit par des normes nouvelles. Dans les cas où Christine de Pizan prolonge les paradigmes de femmes ayant exercé le pouvoir ou ayant accédé au savoir, la valeur de preuve que revêtent les gures tirées de l’Antiquité se trouve renforcée par des exemples plus proches dans le temps ou contemporains. Sa propre autorité de femme de lettres et sa posture éthique s’en trouvent renforcées.Tant passée que présente, l’exemplarité historique focalise vivement l’attention et l’émotion sur les actes, les hauts faits, les paroles, sur tous les eets de réel : pour une pédagogie pragmatique, les auteurs recourent aux ressorts multiples de la persuasion qui ne répugne ni au désir de fournir en histoires neuves la curiosité et l’imagination ni au pathétique. Tout discours probatoire, qu’il relève ou non d’un genre plus tourné que les autres vers la réception, comme les moralités, les discours, les nouvelles, requiert les émotions et des images puissamment agissantes.Les vérités universelles véhiculées par tous ces récits d’actes exemplaires viennent recharger de sens les particularités de l’histoire contemporaine qui, à son tour, permet de mettre au jour des vérités universelles. Dans la rhétorique exemplaire, une circularité constante entraîne du particulier vers le général, et inversement, sans qu’il y ait lieu de s’en étonner. Laurence Mathey-Maille souligne que « [le] bref récit [du paysan volé], proche d’un fait divers, va acquérir au l des chroniques normandes, qui le reprennent systématiquement, le statut d’exemple historique ». Reprise dans le Roman de Rou de Wace, et dans la Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, cette anecdote sert l’encomium du duc ; elle vise aussi à témoigner que les bonnes lois consolident durablement la paix. Witold Konstanty Pietrzak peut aussi écrire : « C’est pourquoi la plus grande partie des histoires de Belleforest se déroule en dehors de la France, alors même que le tragique reste leur dénominateur commun. Le destin des Français en proie aux conits intérieurs devrait donc être lu par le prisme du tragique universel ». Au contraire, Montaigne met à mal la circularité déductive et inductive. Le système comparatif instauré par l’exemple produit un « renversement épistémologique » qui conduit à l’examen de conscience et à la transparence éthique. D’un côté, « ce que Montaigne attend, des exemples tirés de l’histoire comme de ceux issus de sa propre expérience, c’est la même connaissance de l’homme dans l’universalité de sa nature »  Introduction 13(Philippe de Lajarte). De l’autre, tout exemple ne peut que renvoyer à la variété particulière qui mène l’histoire, caractéristique de l’homme variable. Autrement dit, l’exemple ne saurait fournir de modèles, il aide juste à penser la diversité insaisissable du mouvement de l’histoire et du sujet. Son ecacité supposée est contestée pour lui en reconnaître une autre, tournée vers la conscience individuelle.Quoi qu’il semble de l’aura de l’exemple historique antique, celui-ci demeure très peu gé dans sa transmission. Tout exemple canonique antique est modulable en fonction de la nécessité pédagogique de son emploi, ce que démontre Catherine Croizy-Naquet à propos du Rommant de l’abbregement du siege de Troie : « Le romancier, réinventant l’histoire de Troie dans une langue neuve, la remodèle en vertu d’enjeux éthiques, au nom de l’utilitas. Sans l’enfermer dans un discours univoque, il l’étoe d’une épaisseur inédite et ses “leçons” s’orent à de multiples lectures ». Pour La Boétie, dont on sait l’inuence sur Montaigne, « [l]es auteurs auxquels il se réfère lui permettent de rompre avec une représentation conventionnelle des personnages histo-riques, de se placer à hauteur d’homme et même d’adopter un point de vue psychologique » (Bruno Méniel). Une autre forme de la variation tient à ce que la volonté de séduire, inséparable de la persuasion, ce qui a souvent été dit de l’exemplum médiéval dans la prédication, commande de multiplier et de diversier les récits d’actes exemplaires antiques comme de recourir aux contemporains jugés étonnants. Le renouvellement de l’histoire exemplaire au contact de la scène du Nouveau Monde en témoigne. Pour Hervé- omas Campangne, l’exemplum rencontré dans l’histoire « de nostre temps » répond à ce principe de diversité, l’une des caractéristiques principales de l’histoire tragique telle que la conçoit François de Belleforest. Comment l’exemple antique met-il en perspective l’histoire contemporaine pour en diriger la lecture ?L’histoire contemporaine est éclairée par l’emploi de l’exemple histo-rique passé. Transporté dans un nouveau contexte, celui-ci se charge d’une autre historicité, il est pris dans le mouvement de l’histoire. De nouvelles circonstances d’utilisation forcent à décrypter les moments successifs de la réception du même exemple ou la variété des lectures. Le Rommant de l’abbregement du siege de Troie relit l’histoire de Troie : « Il loue habile-ment les Grecs, au détriment des Troyens. Il accrédite ainsi la supériorité à la fois spirituelle et temporelle de leurs descendants Bourguignons que symbolise l’ordre de la Toison d’or, et leur mission d’exemplarité dans le monde chrétien », il fait oce de vade-mecum à l’intention des seigneurs (Catherine Croizy-Naquet). C’est toute la démarche du discours De la servitude volontaire, ou encore de Loys Le Roy qui, dans Deux Oraisons 14 Danièle Duport et Didier Lechatfrançoyses prononcées en 1576, enrichit le modèle de Démosthène : « modèle linguistique, puis politique, enn un modèle de synthèse entre pensée et éloquence ». Il conseille le bon usage de l’éloquence pour les temps troubles du présent (Richard Crescenzo).À son tour, l’histoire contemporaine, qui ne cesse d’orir de nouveaux exemples à la réexion politique, faits divers ou événements de l’histoire collective, est promue au rang d’histoire exemplaire, en fonction de critères qui permettent la conversion de l’événement récent en exemple. L’anecdote du paysan volé étudiée par Laurence Mathey-Maille, à l’intersection du droit et de l’exercice du pouvoir, en donne une illustration ; le passé proche ore des exemples de femmes illustres, telle Blanche de Castille, qui étayent les thèses défendues par Christine de Pizan, comme le montre Anne Paupert. Telle histoire tragique de François de Belleforest sur le Nouveau Monde – celle consacrée à Pizarro, à Marguerite de Roberval ou bien à la rébellion menée par le cacique Enriquillo contre les Espagnols en Hispaniola dans les années 1519-1533 – éclaire un pan de la grande histoire dont elle guide, voire corrige, la lecture. L’assassinat de Pizarro évoque autant un épisode de 1548, lors des révoltes contre la gabelle, que la n de François de Guise. L’exem-plarité du seigneur de Langey se sut à elle-même, elle n’a guère besoin de parangon antique. Elle engendre « un processus de communication », en vue de rappeler le code de la noblesse devenu moribond et l’alliance des armes et des lettres souhaitée par les humanistes. Ce processus « prend en compte l’auditoire à qui il est destiné, c’est-à-dire ici à la fois les lettrés et la noblesse, et qui joue sur les sentiments et les valeurs de l’une et l’autre partie de cet auditoire pour faire apparaître à ses yeux la valeur exceptionnelle de l’exemple en question » (Emmanuelle Lacore-Martin). Non seulement l’exemple contemporain est conduit à rivaliser avec ceux qui composent le paradigme grandiose inscrit dans la mémoire, mais il amène à identier le dissemblable et le particulier dans le présent, pour la bonne raison que l’histoire ne se répète jamais exactement. L’exemple éclaire le présent dont il démontre toute la dimension de dissemblable, jusqu’à inviter à lire les diérences, réexion présente aussi bien chez Le Roy, Belleforest que chez Montaigne qui en tire toutes les conséquences. Rappelons avec Montaigne que[l]a consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d’autant qu’ils sont tousjours dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté 5.5. Michel de Montaigne, Les Essais, livre III, chap. 13, Jean Céard, Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Isabelle Pantin (éd.), Paris, Librairie générale française (La Pochothèque), 2001, p. 1656. Introduction 15D’où l’importance d’une pédagogie éclairée de l’exemple qui toujours doit être mesurée et actualisée.Entre les apories auxquelles conduit la réexion de Montaigne sur l’emploi de l’exemplarité pour guider le comportement dans les sphères privée et politique et, à l’opposé, l’appui utile que l’exemple constitue la plupart du temps pour tout discours par lequel les auteurs souhaitent fournir des règles de comportement, il existerait un point de convergence incontestable : dans la continuité narrative, logique et énonciative, l’exemple historique fait toujours irruption pour introduire une forte rupture – de temps, de lieu, d’idéal normé –, en instaurant un déplacement, un écart entre deux plans. Concluons alors avec Michel de Certeau 6 que l’exemple a « pour valeur d’être non une preuve, mais un étonnement ».Danièle Duport et Didier Lechat6. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et ction, Paris, Gallimard (Folio essais), 1987, p. 55.

Introduction

http://journals.openedition.org/elseneur/pdf/1259

Introduction

Abstract

Similar works

Full text

Available Versions

OpenEdition