Communication à l'université de Caen Normandie, journée d'étude « De l'Histoire et des lettres dans le cinéma d'Éric Rohmer », organisée par David Vasse et Julie Wolkenstein (LASLAR), 12 février 2015.Compte-rendu de Jean-Luc Lacuve le 24/02/2015Rohmer prend une carte de lecteur à la BNF à 83 ans. Il souhaite adapter l'adaptation de Zucca, très personnelle, qui n'a pu aboutir avant sa mort. Au final, il ne garde que le motif et la phrase principale : "Garde-toi bien de te faire voir à moi sauf si je te le demande"Rohmer, lorsqu'il était professeur de lettres, avait lu des extraits de L'Astrée à ses élèves de 3e dans le Chevallier-Audiat, manuel scolaire, ancêtre du Lagarde et Michard.Honoré d'Urfé publie les trois premières parties de L'Astrée de 1607 à 1619, la quatrième est publiée en 1624 mais incomplète avant d'être publiée de façon posthume en 1627. En 1628, une 5e partie est publiée par son secrétaire, Balthazar Baro. C'est une pastorale sentimentale située dans les vallées du Forez dont la géographie lui a permis d'échapper aux invasions romaines et barbares, entre les départements de la Loire et de la Haute-Loire, près du Puy-de-Dôme. Rohmer extrait les amours d'Astrée et Céladon des multiples histoires enchâssées d'amoureux et d'amoureuses constituant une encyclopédie du sentiment amoureux, de héros plus ou moins exemplaires : la vie d'Alcippe, le père de Céladon, chevalier qui deviendra berger, de Silvie, de Phillis, la sœur d'Astrée et Lycidas, de Polémas pour obtenir la main de la princesse Galathée. Il garde les deux extrêmes en opposant Hylas, tenant des aventures multiples et Sylvandre, fondu en Lycidas, partisan de l'amour unique.Les bergers du Lignon s'expriment par du discours direct. Rohmer trouve cette prosopopée de l'âge baroque plus cinématographique que les longues descriptions qui viendront dans les romans du 19e. Les dialogues d'Honoré d'Urfé ne lui semblent ni mineurs ni ridicules même s'ils ne sont pas faciles à lire : sans même de retours à la ligne dans l'édition originale ou des tirets permettant d'identifier plus clairement qui parle. Cela lui semble plus facile à adapter que Balzac dont, dit-il, la mise en scène (les descriptions) sera toujours supérieure à ce que l'on pourra faire. Dire et jouer ce texte au cinéma, dire son intériorité sentimentale à haute voix, c'est le rendre accessible (Les mémoires de Madame de Sévigné indiquent d'ailleurs, qu'on lui lisait le texte à haute voix).Qu'est-ce que l'amour ? Suis-je aimé ? Est-ce que j'aime ? ont toujours été les grandes questions des personnages de Rohmer. C'est le discours sur la fidélité et l'amour, le discours platonicien sur les âmes sœurs, de Marion dans Pauline à la plage que préparait déjà son roman, Friponnes de porcelaine. Félicie et Charles dans Le conte d'hiver font preuve d'un syncrétisme platonicien et chrétien. Juxtaposé au conte moral, il y a aussi l'aspect érotique de l'Astrée. La séquence du Jugement de Pâris, Céladon voyant Astrée en partie dénudée, endormie dans une allée puis, couchant dans la même chambre, il voit "ses charmes ordinairement cachés". Les nymphes ne sont pas surprises au bain mais un équivalent érotique est trouvé avec la finesse des voiles qui leur sert de vêtements, transparents à contrejour. Les gravures de l'édition Vaganay (1647 1733) révèlent aussi les formes des nymphes.Urfé met beaucoup de lui en Céladon. La pastorale nait avec Théocrite, créateur de la poésie bucolique grecque mais ici le berger de la pastorale a le même lieu de naissance que l'auteur, il n'est pas désincarné, présence dans son œuvre tout à la fois en Céladon et Sylvandre; et nul besoin pour cela de faire jouer les hypothèses du roman à clé d'Olivier Olivier Patru. cet aspect autobiographique du roman le rapproche du film le plus autobiographique de Rohmer : L'amour l'après-midi. Ma nuit chez Maud se situe à Clermont-Ferrand, lieu de naissance de Pascal, et l'insistance de Rohmer à dire qu'il n'a pas pu tourner dans la vallée du Forez, abimée par la modernité, est une façon de pointer la volonté d'ancrage de l'auteur dans son oeuvre.Les bergers d'Urfé sont issus de familles nobles mais, dégoutés des affaires du monde, l'amour est leur principale occupation. Ce sont des personnes privées par refus d'être de personnes publiques. Aucune description du travail avec ainsi un temps illimité pour l'amour. Ce sont, comme souvent chez Rohmer, des personnes en vacances, en fin de journée en week-end. Rémy dans Les nuits de la pleine lune est urbaniste à Marne-la-vallée, il a un métier moderne dans une ville moderne, mais que fait-il ? Dans Quatre aventures de Reinette et Mirabel, on voit un garçon de café et un galeriste. Dans Conte d'automne, Magali a pour amie une vigneronne de côtes du Rhône. Dans La femme de l'aviateur, François est postier. Félicie tient un salon dans Conte d'hiver. Il n'y a néanmoins pas d'effort de documentation précis de la part de Rohmer sur les métiers; chez lui le travail reste abstrait. À la conception sociologique du XIXe, Rohmer prèfère la conception classique où la nature humaine est sans rapport avec le social ; son oeuvre à une visée esthétique plus que sociologique.Le film ne reprend aps la fin du roman d'Urfé ; la fontaine de vérité d'amour, fontaine magique qui dit qui vous aime vraiment : son visage apparait à côté de celui qui interroge et rend les cœurs transparents. sans doute que Rohmer ne veut pas refaire le coût du Rayon vert. Dans le roman de Jules Verne, l'héritière écossaise a rencontré un jeune homme et n'a pas besoin de regarder le rayon qui rend capable de lire dans ses sentiments et de lire ceux des autres. Chez Rohmer, elle le voit et c'est la fin du film. Le mystère du cœur n'est pas révélé. Dans le roman, la fontaine est inaccessible et ils racontent leur histoire et c'est un berger qui juge, Simyrion (?). Que reste-t-il à raconter si l'on sait qui aime, plus besoin de roman ni de romancier ? La Bruyère le disait dans Les caractères : "Tout est dit et l'on vient trop tard au monde...qu'importe si je l'ai dit comme mien". En d'autres termes, ce n'est pas la nouveauté, c'est le style qui compte