Réel et imaginaire dans l'espace lusophone

Espírito Santo, I.

French

Repositório Institucional do ISCTE-IUL

La mémoire du « salto » : un récit improbable   Inês Espírito Santo   A l’heure où le traité de Maastricht a été signé, en 1992, attribuant de nouveaux droits aux ressortissants de l’espace européen, notamment à travers dans l’article 8 avec l’acquisition de la  liberté de circuler et de résider librement sur le territoire de l’Union Européenne, nous réfléchissons sur les mécanismes de la mémoire du temps où les Portugais avaient ce droit verrouillé.  Les contours marquants du flux massif des Portugais vers la France dans les années 60 et 70 ont placé au premier plan l’image d’un déplacement « irrégulier » accompagné d’une double peine, comme le montre très bien les travaux historiques de Victor Pereira. D’une part, celle qui s’attache à un départ forcé, dans un contexte de misère et de contrôle social rigide au Portugal sous le régime dictatorial et colonialiste de Salazar ; et d’autre part, celle des conditions auxquelles les Portugais ont été soumis pour arriver en France, ainsi que l’accueil qui les attendaient, pour certains, notamment dans les bidonvilles aux portes de Paris. Ce qui souligne le caractère contradictoire de la politique législative mise en œuvre, aussi bien par le Portugal que par la France, vis-à-vis de ces personnes.   Selon les statistiques officielles françaises, on atteint ces années-là le nombre approximatif de 700 000 portugais en territoire français. Néanmoins, selon d’autres estimations, nous savons que plus d’un tiers du total des Portugais en France émigraient clandestinement à cette époque, ce qui nous renvoie au trajet auquel se sont livrés ces milliers de portugais. Le « salto » était devenu le terme utilisé pour désigner le périple d’aventures et de mésaventures qu’il fallait traverser pour arriver en France.  Le rôle du cinéma dans l’émergence d’un récit historique  Malgré l’ampleur et la durée du phénomène, les organes d’information de l’époque en parlaient très peu. A part quelques articles de journaux mettant l’accent sur un incendie dramatique dans les bidonvilles ou sur des Portugais qui avait péri au cours de leur trajet vers la France, l’entrée massive de ces familles n’a jamais fait l’objet d’une action politique concrète pour finir avec ces drames. En 1967, le film de fiction « Le Saut », de Christian de Chalonge, souligne le contraste avec cet amorphisme politique, puisqu’il montre de façon très sensible et engagée, sans pour autant être sensationnaliste, ce que le propre réalisateur dira dans un entretien : « L’aventure des Portugais est un scandale. Elle est tellement organisée… » (Droit et Liberté, 1967). Très bien reçu par la critique de l’époque, il a obtenu le prix Jean-Vigo, en 1968.  Plus de trente ans après la sortie du film de Christian de Chalonge, un nouveau film documentaire apparaît pour briser un silence dans lequel la population portugaise, qui avait vécu cette aventure du « salto » s’était enfermée. Il s’agit du film documentaire « La photo déchirée », de José Vieira, sorti en 2001. Le réalisateur, lui-même venu en France avec sa mère, à l’âge de sept ans et ayant vécu dans un bidonville, met en perspective le contexte sociopolitique français et portugais pour expliquer l’avant, le pendant et l’après du « salto ». La force de ce film vient d’une exploitation des archives très approfondie, complétée par des témoignages oraux. Dans les limites de diffusion et de financement des documentaires indépendants, aussi bien en France qu’au Portugal, ce film a eu une large diffusion surtout de façon informelle dans les circuits touchant l’immigration en France en général et l’immigration portugaise en particulier. Même si ce dernier film n’a pas eu le même impact socio-politico-pédagogique dans la société française comme pour le cas paradigmatique du film « Les Indigènes », de Rachid Bouchareb, il a servi à contrebalancer le discours des « bien intégrés » concernant la population portugaise en France. « Les indigènes », qui a pour thème la participation des Magrébins dans l’Armée française durant la IIè Guerre Mondiale,  s’est sans doute inscrit dans l’espace publique comme une « contre-version » de l’histoire de l’immigration et visait une reconnaissance. « La photo déchirée» n’a pas la même prétention, néanmoins il reconfigure le silence et la mémoire qui planent encore autour du « salto », comme une plaie présente dans l’histoire de l’immigration portugaise en France.     Le silence, pourquoi ? L’expérience migratoire est un événement biographique important car elle implique des processus de désintégration d’un certain espace social (la société de départ) et de (ré)intégration dans un autre espace (la société d’arrivée). Elle est d’autant plus marquante quand elle est soumise à un contrôle strict d’expression, un contrôle objectif et subjectif.  Au bout de 40 à 50 ans de présence en France, l’image des Portugais n’est plus celle des bidonvilles, mais davantage celle des gens « bien intégrés », d’après les discours politiques peu nombreux qui leur sont consacrés (comme l’on a vu ci-dessus et comme on peut le voir à travers les travaux d’Albano Cordeiro). Cette rhétorique omniprésente de « bien intégrés » est forgée sans doute sur le silence et l’écrasement des singularités. Ne cacherait-elle pas une absence des voix portugaises dans l’espace publique? Ne cacherait-elle pas le drame migratoire sur lequel les Trente glorieuses ont dû s’appuyer pour briller? Ne cacherait-elle pas également, à travers une lecture dominante sous l’égide de la République française, la reproduction d’un même « destin » de voyage, auquel beaucoup d’autres immigrés de plusieurs nationalités doivent encore aujourd’hui se plier pour s’installer en France ou dans les autres pays appartenant à l’Union Européenne?  Il est ainsi visible que la mémoire collectivement construite du corpus national des deux pays touchés par cette migration écrase les voix de ceux qui sont concernés et qui dissonent avec le récit institutionnel des immigrés « bien intégrés ». A cela nous pouvons ajouter que les Portugais en France, après l’entrée du Portugal dans l’Union Européenne, en 1986, ont changé de statut et sont passés du statut d’immigré à celui de citoyen européen. Si dans la pratique, selon certains témoignages, rien n’a changé dans leur quotidien, le renforcement des droits en tant que citoyens européens accroît les différences de traitement par rapport à l’Autre, étranger, qui n’est pas ressortissant de l’Union Européenne. Le discours des « bien intégrés » se nourrit encore plus de cette évolution statutaire, mêlant directement le passé à une vision du présent et du futur, neutralisant, de cette façon la souffrance causée par la migration.  Cela étant, la préservation et la transmission des expériences plurielles qui ont été à la base de l’installation des Portugais en France sont compromises par un discours hégémonique. Par conséquent, le « salto » et les bidonvilles constituent, par leur ampleur et leur durée, l’élément intégrateur d’une grande partie de cette population en France.   La mise en récit du « salto »  Nous avons été amenés à réaliser dans le cadre d’une recherche doctorale des entretiens dont nous restituons ici une partie des résultats. Après quelques entretiens nous nous sommes rendus compte que cet épisode qui a touché une large frange de la population portugaise arrivée en France durant les années 60-70 passait à la trappe. C'est alors que nous avons décidé d'essayer d'insérer un médium visuel pour catalyser le récit de ces expériences, ayant conscience de la force des images et que, suivant les prémices de Maurice Halbwachs, « Le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque d’autres nous les rappellent ».  Le choix de visualiser le film de José Vieira avec les interviewés nous est apparu tout à fait en adéquation avec ce que nous venons de dire ci-dessus.  Les moments de silence s’avèrent rares pendant la visualisation du film. Dès le début de la projection les interviewés donnent l'impression de ne pas vouloir que la version du film substitue la leur. Très vite cela déclenche en eux l'envie de nous raconter ce qui dans leur version à eux contraste ou réitère la version du réalisateur. La projection du film continue et nous laissons leur parole prendre le dessus de notre attention. Sans perdre de vue que les entretiens ne nous livrent jamais des « faits réels » mais des mots. Contrairement à d'autres études sur l'immigration et l'exil, comme c’est le cas des Tamouls en France où les personnes ont tendance à avoir une perception plutôt collective de leur vécu, résultat de ce que Michel Agier appelle des «solidarités narratives », c'est à dire que le récit n'est plus le fait d'un narrateur unique, mais d'une sorte de « collectif de narration », les Portugais semblent « raconter » une anecdote biographique qui n'appartient qu'à eux ou au mieux à leur groupe familial. Le « je » dans leur discours n'est jamais remplacé par un « nous », ce qui nous indique leur envie de ne pas vouloir être inséré dans une collectivité ou une catégorie collective déjà construite. Malgré la résistance que ces personnes montrent quant à l'appropriation collective de leur récit, il est également visible que les images vues à l'écran font écho de leur propre vécu et que les émotions très fortement déclenchées sont le résultat d'une impression de « déjà vu », comme le montrent les deux situations suivantes:  Nous nous retrouvons chez l’interviewé avec sa fille (déjà née en France). Il nous raconte son parcours, qu'il nous dit être atypique (cas très récurrent), car il a vite trouvé un bon emploi lors de son arrivée en France. Il était venu à « salto » mais il n'avait pas fait la traversée des Pyrénées à pied et un de ses frères l’avait hébergé initialement l'écartant ainsi de l'expérience des bidonvilles. Le récit de son déplacement se limitait à ces informations jusqu'au moment où, à l'écran, il aperçoit l'arrivée massive des Portugais à la gare d'Austerlitz, des images d'archives en noir et blanc. Les larmes commencent à couler sur son visage, il interrompt ce qu'il dit et se lève, je regarde sa fille que pleurait maintenait à son tour, je propose d’arrêter l'entretien si cela le dérangeait. Tout d'un coup, comme s'il avait repris ses forces, il recommence son récit sur son expérience du « salto », finalement il ne l'avait pas fait qu'une fois mais deux fois, et qu’à l’un de ces « salto » l'expérience a été éprouvante: « On traversait la frontière à l'aube, je me souviens il faisait très froid, il neigeait, on était plusieurs sur une charrette tirées par des bœufs où il y avait même des enfants dedans. A un certain moment on a du descendre et traverser un ruisseau, c'était gelé! ». Nous regardons sa fille, c'était la première fois qu'elle écoutait cette histoire. Un autre interviewé, arrivé en France pendant son adolescence, en voyant une image d’enfants prise dans un bidonville aux portes de Paris, exactement celui où il a résidé pendant 4 ans avec ses cinq frères et sœurs et ses parents, me raconte en souriant un des sketchs de Coluche, humoriste français : « Les enfants des Bidonvilles, il faut les laisser, ils se marrent bien, ils peuvent jouer en liberté au Davy Crockett – Le roi des trappeurs », en changeant très vite de registre il me dit « tu peux bien noter dans ton cahier, ce qu’il y avait en abondance dans ces bidonvilles c’était le froid et les rats». Dans les deux cas, on voit apparaître une redondance entre la dureté des récits des interviewés et les images du film, sauf que dans le premier cas les émotions instantanées sont suscitées par l'image. Le récit qui en résulte est alors le fruit de la « situation d'entretien », qui met en interaction le médium filmique, l’intervieweur et l'interviewé.   Récit improbable?   Nous retirons de cette expérience que le silence du discours n'est pas un silence de la mémoire ou une expérience non vécue et que la prise de parole n'est pas seulement la réponse à la demande de celui qui s’intéresse à cette histoire, mais aussi le résultat de l'engagement de ce dernier dans la construction d'un sens narratif. Nombreux sont les auteurs apologiques de la prise de parole comme un acte de résilience, les dialogues sur la vie étant dotés d'un pouvoir libérateur. Selon Michel Agier, « il faut sortir du « soi souffrant » pour devenir un « soi auteur ». A ce moment-là, un autre récit de soi est possible. Néanmoins, les coulisses des trajectoires migratoires cachent parfois des blessures biographiques. Nous nous interrogeons alors sur la capacité de ceux qui font éclater ces récits biographiques, à en mesurer les conséquences de cet exercice. Il nous paraît ainsi incontournable de me poser la question si ces gens n'ont-ils pas aussi le droit à l'oubli dans le sens que Nacira Guénif-Souilimas a développé dans son livre sur les descendantes d'immigrants nord-africains, où les femmes sont obligées d'incarner tout un tas de figures, souvent liées à un discours qui fait référence à une origine réifiée et largement mythique, pour ensuite devoir les dépasser et inventer une façon d'être inédite.    Bibliographie  Agier, Michel   (2009),  « Pour une anthropologie des prises de parole », in Delory-Momberger et Niewiadomsky, Vivre/Survivre: récits de résistance, Paris : Téraèdre. Cordeiro, Albano (1999), « Dans quinze ans qu’adviendra-t-il de l’identité des Portugais de France ? », in Latitudes, n°5, avril- mai 99.  Guénif-Souilamas, Guénif (1999), « Des Beurettes aux descendantes d'immigrants nord-africains », Paris : Grasset Halbwachs, Maurice (1994), « Les cadres sociaux de la mémoire », Albin Michel Pereira, Victor (2007), L'État portugais et les Portugais en France, de 1957 à 1974, Institut d'Etudes Politiques de Paris (thèse de doctorat d'Histoire).        

La mémoire du "salto": Un récit improbable

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