L’individu, souvent, nous saute aux yeux : vous et moi, mon chat, cet oiseau qui passe... Mais l’évidence, parfois, se dérobe. Ce champignon, ou son corps sous-terrain ? Ce peuplier, ou tous ses clones, cette forêt tout entière ? Cette bactérie, ou ce biofilm ? Cette fourmi stérile, ce petit organe à six pattes, ou sa fourmilière ? Ce puceron, et ce symbiote intracellulaire, ou la nouvelle unité qu’ils composent ? Vous et moi, ou ces éléments hétéroclites, et pour la plupart égoïstes, qui constituent nos génomes ? Ou nos innombrables cellules, et la ménagerie de notre microbiote ? À la lumière de la symbiose, du conflit et de la coopération, l’histoire du vivant devient une histoire d’associations et de dissociations, une histoire de changements d’échelles. Les cellules s’assemblent pour former des organismes multicellulaires, où l’hérédité est réglée à la baguette par les strictes lois de Mendel, mais les occasions de s’y dérober ne manquent pas. De nouvelles échelles émergent, par association, sans que les échelles antérieures ne disparaissent tout à fait. De nouveaux « niveaux de sélection » prennent le contrôle, de nouveaux « individus » émergent, mais la reproduction sexuée ou le transfert horizontal sont autant d’occasions pour les éléments qui les composent d’exister encore « pour eux-mêmes », de constituer eux aussi des niveaux de sélection efficaces, et à ce titre, des échelles de description pertinentes pour « comprendre » le vivant, pour révéler, derrière les structures, des fonctions. Mes travaux de recherche s’inscrivent dans cette perspective, dans ces questionnements. Ils apportent parfois des bribes de réponses mais consistent essentiellement (je le constate à travers ce manuscrit) à questionner les questions elles-mêmes, à les inspecter sous tous les angles. Ils portent sur la symbiose, sur Wolbachia, dont les stratégies d’invasion égoïstes défient l’imagination, même si ces bactéries intracellulaires sont parfois essentielles, si elles peuvent devenir de leur hôte le « meilleur ennemi ». Ils portent sur le transfert horizontal, cette transmission de matériel génétique entre différentes lignées évolutives, notamment entre différentes espèces d’insectes, des papillons et leur parasitoïdes, ces prédateurs de l’intérieur, ces Aliens. Mes travaux portent aussi sur la nature de l’hérédité, sur les possibles limitations d’un modèle, celui de la génétique, dont la puissance explicative pourrait masquer d’autres formes d’hérédité, peut-être trop instables pour peser lourd dans l’évolution, mais peut-être pas. Enfin, mes travaux portent sur une hypothèse, celle d’une évolution biologique qui dépasserait ses frontières, d’une sélection naturelle qui pourrait être à l’œuvre en dehors du vivant que nous connaissons, dans d’autres systèmes physiques ou chimiques, à d’autres échelles temporelles ou spatiales, en d’autres lieux, ou peut-être ici même... mais serions-nous seulement capables de les reconnaître ? Pour l’heure, cette exploration se heurte à un obstacle, un problème de poule et d’œuf où le concept d’individu se fait à nouveau central : sans individus, pas de variation héritable, pas de sélection naturelle, pas d’évolution ; mais sans évolution, pas d’adaptations, pas de « parties fonctionnelles d’un tout », pas d’unités de sélection, pas d’individus... Quelle forme pourrait prendre une (méta)théorie de l’évolution qui échapperait à ce paradoxe, une théorie évolutive « de l’évolution elle-même », qui traverserait la biologie et la physique, en expliquant, sans s’y référer, l’émergence de l’individu