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La fable de l’Inde : Diderot et le paradoxe sur l’Histoire des deux Indes
Tout en admettant l’imbrication des raisons commerciales et philosophiques qui attiraient l’attention des philosophes des Lumières sur l’Inde, Sylvia Murr, dans son remarquable article intitulé « Les conditions d’émergence du discours sur l’Inde au Siècle des Lumières », limite son analyse à la polémique de ces philosophes avec les jésuites et les savants. Elle souligne néanmoins le rôle de l’Inde dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes jouant comme une « ruse rhétorique » au cœur de ce qu’elle appelle une « machine rhétorique ». Mais qu’en est-il de cette machine rhétorique ? Il est courant d’y voir un discours qui ouvre une brèche dans l’idéologie des Lumières comme celle de la domination occidentale pour y laisser entrevoir un contre-courant radicalement anticolonialiste qui constituerait the other Enlightenment. À cet égard, les contributions majeures de Denis Diderot à l’Histoire des deux Indes ont particulièrement retenu l’attention des chercheurs. Or, si l’on analyse de près ce que Sylvia Murr appelle la rhétorique de l’Histoire des deux Indes en la situant pleinement dans le champ des enjeux commerciaux et philosophiques, qu’elle laisse volontairement de côté, tout en prenant en compte la poétique toute particulière de Diderot qui y est déployée, l’argument d’une Histoire des deux Indes anti-impérialiste se doit d’être nuancé. L’étude présente offre une analyse de la poétique diderotienne, dont l’Histoire des deux Indes porte plus que l’empreinte, où l’Inde, et notamment les Indiens auxquels on prétend donner la parole, fonctionne comme une « ruse rhétorique », pour reprendre l’expression de Sylvia Murr, face à la tension entre deux Lumières manifestement contradictoires : celles d’un discours radical des droits humains universels et celles d’un eurocentrisme impitoyablement dominateur. L’effort de gérer cette contradiction requiert un paradoxe, un paradoxe poétique aux dimensions économiques et politiques.While acknowledging the interconnected commercial and philosophical interests that attracted the attention of Enlightenment philosophers to India, Sylvia Murr, in her remarkable article “Les conditions d’émergence du discours sur l’Inde au Siècle des Lumières”, limits her analysis to the polemic between the philosophes, on the one hand, and Jesuits and the savants on the other. Murr does, however, underline the role India plays in the Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes as a “rhetorical ruse” at the heart of a work she calls a “rhetorical machine”. How does this rhetorical machine operate? Some scholars see the Histoire des deux Indes as a destabilizing eruption in an Enlightenment ideology of Western domination, one that introduces a radically anti-colonialist counter-current, which has been dubbed “the other Enlightenment.” In this other Enlightenment, scholars have been particularly struck by French philosophe Denis Diderot’s contributions to the Histoire des deux Indes. A close reading of Diderot’s poetics, however, of what Sylvia Murr calls the rhetoric of the Histoire des deux Indes, which take into account the commercial and philosophical stakes which Murr explicitly leaves aside, challenges this interpretation. This article presents an analysis of Diderot’s poetics in the Histoire des deux Indes in which India, and more precisely the Indians whom Diderot makes speak function as a “rhetorical ruse”, to use Sylvia Murr’s expression. This ruse is designed to deal with the seemingly untenable contradiction between two Enlightenment discourses: a radical discourse of universal human rights versus a discourse of hegemonic eurocentrism. The poetics Diderot deploys to deal with this contradiction operate a paradox, a paradox at once rhetorical, political and economic, which is the paradox of capitalism itself as the mode of metropolitan Europe’s self-invention
L’Inde et ses avatars
Terre paradoxale, multiple, à l’opposé de notre univers familier, l’Inde est largement perçue à travers les stéréotypes. On trouvera dans ce livre - le premier du genre en français - les repères essentiels pour comprendre un pays à la mesure d’un continent, dont les défis seront inévitablement les nôtres. Les auteurs exposent tour à tour les dimensions socioéconomiques, politiques et culturelles d’une Inde « globalisante » qui a marqué et marquera l’histoire tant par sa philosophie que par son économie vouée à la croissance. Globalisante aussi, car l’Inde ne se limite pas à ses frontières : sa diaspora et ses relations extérieures forgeront un monde bien différent dans les années à venir
L’Inde des Lumières
On sait la nature ambivalente des Lumières, maniant la « raison » comme une arme à double tranchant pour défendre la liberté tout en légitimant le colonialisme, l’hégémonie, les idées de race et on connaît l’ardeur des débats qu’elles ont suscités d’hier à aujourd’hui. Peut-on parler de « Lumières indiennes », comme on parle des revendications pour des Lumières radicales, botaniques, orientalistes, écossaises, françaises et catholiques ? Quel rôle a été assigné à l’Inde dans la construction de l’autorité suprême européenne des Lumières invoquée par les philosophes encyclopédistes sur l’univers ? C’est le projet de ce volume que de situer l’Inde dans le mouvement intellectuel des Lumières en tant que moment historique, mais aussi en tant que laboratoire de pratiques épistémologiques. Rendant hommage à l’historienne Sylvia Murr en élargissant son champ d’investigation, ce recueil favorise de nouvelles perspectives croisées dans l’interprétation du rôle des Lumières par rapport à l’Inde émanant de chercheurs portugais, italiens, français, anglais, américains, indiens du sous-continent ou de la diaspora qui conjuguent des disciplines telles que l’histoire, l’histoire des sciences, l’histoire de l’art, l’anthropologie et la philologie. Chez chacun d’entre eux, les sources indiennes ont stimulé le re-pensé des notions opératoires et émergentes telles que civilité, civilisation, race, sexe, religion, etc. Ainsi, à la variété des approches ici présentées correspondent à certains égards l’ampleur et la diversité des programmes proposés par les Lumières